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Heureusement nous réussîmes à nous sauver tous – nous étions huit hommes et deux enfants -, en nous accrochant aux arbres dont les branches, assez fortes pour nous soutenir, ne l’étaient pas assez pour supporter notre barque. Nous restâmes trois jours dans cette position, vivant exclusivement d’amandes; je n’ai pas besoin de vous dire que nous avions en abondance de quoi apaiser notre soif. Vingt-trois jours après notre accident, l’eau commença à baisser avec autant de rapidité qu’elle avait monté, et le vingt-sixième jour nous pûmes mettre pied à terre. Le premier objet qui frappa nos yeux fut notre barque. Elle gisait environ à deux cents toises de l’endroit où elle avait coulé bas. Après avoir fait sécher au soleil nos affaires qui en avaient grand besoin, nous prîmes dans les provisions de la barque ce qui nous était nécessaire, et nous nous remîmes en marche pour retrouver notre route. D’après les calculs les plus exacts, je comptai que nous avions été entraînés dans les terres à plus de cinquante milles hors de notre chemin. Au bout de sept jours nous atteignîmes le fleuve qui était rentré dans son lit, et racontâmes notre aventure à un bey. Il pourvut à tous nos besoins avec une extrême courtoisie, et mit sa propre barque à notre disposition. Six journées de voyage nous amenèrent à Alexandrie, où nous nous embarquâmes pour Constantinople. Je fus reçu avec une distinction particulièrement gracieuse par le Grand Seigneur, et j’eus j’honneur de voir le harem où sa Hautesse me conduisit elle-même et me permit de choisir autant de dames que je voudrais, sans en excepter ses favorites. N’ayant pas coutume de me vanter de mes aventures galantes, je termine ici ma narration, en vous souhaitant à tous une bonne nuit.

CHAPITRE XI Sixième aventure de mer.

Ayant terminé le récit de son voyage en Égypte, le baron se disposa à aller se coucher, juste au moment où l’attention légèrement fatiguée de son auditoire se réveillait à ce mot de harem. On aurait bien voulu avoir des détails sur cette partie de ses aventures, mais le baron fut inflexible; cependant, pour satisfaire aux bruyantes insistances de ses amis, il consentit à leur raconter quelques traits de ses singuliers domestiques, et continua en ces termes:

Depuis mon retour d’Égypte, je faisais la pluie et le beau temps chez le Grand Seigneur. Sa Hautesse ne pouvait vivre sans moi, et me priai tous les jours à souper et à dîner chez lui. Je dois avouer, messieurs, que l’empereur des Turcs est de tous les potentats du monde celui qui fait la meilleure chère, quant au manger du moins; car, pour ce qui est de la boisson, vous savez que Mahomet interdit le vin à ses fidèles. Il ne faut donc pas songer à boire un bon verre de ce liquide quand on dîne chez un Turc. Mais pour ne pas se pratiquer ouvertement, la chose n’en a pas moins lieu fréquemment en secret; et en dépit du Coran, plus d’un Turc s’entend aussi bien qu’aucun prélat allemand à vider une bouteille. C’était le cas de Sa Hautesse.

À ces dîners auxquels assistait habituellement le surintendant général, c’est-à-dire le mufti in partem salarii qui disait le bénédicité et les grâces au commencement et à la fin du repas, il n’était point question de vin. Mais lorsqu’on se levait de table, un bon petit flacon attendait Sa Hautesse dans son cabinet. Un jour le Grand Seigneur me fit signe de l’y suivre. Lorsque nous nous y fûmes enfermés, il tira une bouteille d’une armoire et me dit:

«Münchhausen, je sais que vous autres chrétiens vous vous connaissez en bon vin. Voici une bouteille de tokay, la seule que je possède, et je suis sûr que de votre vie vous n’en avez goûté de meilleur.»

Sur quoi Sa Hautesse remplit son verre et le mien: nous trinquâmes, et nous bûmes.

«Hein! reprit-il, que dites-vous de celui-là? C’est du superfin, cela!

– Ce petit vin est bon, répondis-je. Mais, avec la permission de Votre Hautesse, je dois lui dire que j’en ai bu de bien meilleurs à Vienne, chez l’auguste empereur Charles VI. Mille tonnerres! je voudrais que vous l’eussiez goûté!

– Cher Münchhausen, répliqua-t-il, je ne veux pas vous blesser; mais je crois qu’il est impossible de trouver de meilleur tokay: je tiens cette unique bouteille d’un seigneur hongrois qui en faisait le plus grand cas.

– Plaisanteries que tout cela, monseigneur! Il y a tokay et tokay! Messieurs les Hongrois d’ailleurs ne brillent pas par la générosité. Combien pariez-vous que d’ici à une heure je vous procure une bouteille de tokay, tirée de la cave impériale de Vienne, et qui aura une tout autre figure que celle-ci?

– Münchhausen, je crois que vous extravaguez.

– Je n’extravague point: dans une heure je vous apporte une bouteille de tokay prise dans la cave des empereurs d’Autriche, et d’un tout autre numéro que cette piquette-là.

– Münchhausen! Münchhausen! vous voulez vous moquer de moi, cela ne me plaît point. Je vous ai toujours connu pour un homme raisonnable et véridique, mais vraiment je suis tenté de croire que vous battez la campagne.

– Eh bien! que Votre Hautesse accepte le pari. Si je ne remplis mon engagement – et vous savez que je suis ennemi juré des hâbleries -, Votre Hautesse sera libre de me faire couper la tête: et ma tête n’est pas une citrouille! Voilà mon enjeu, quel est le vôtre?

– Tope! j’accepte, dit l’empereur. Si au coup de quatre heures la bouteille n’est pas là, je vous ferai couper la tête sans miséricorde: car je n’ai pas l’habitude de me laisser jouer, même par mes meilleurs amis. Par contre, si vous accomplissez votre promesse, vous pourrez prendre dans mon trésor autant d’or, d’argent, de perles et de pierres précieuses que l’homme le plus fort en pourra porter.

– Voilà qui est parler», répondis-je.

Je demandai une plume et de l’encre, et j’écrivis à l’impératrice-reine Marie-Thérèse le billet suivant:

«Votre Majesté a sans doute, en sa qualité d’héritière universelle de l’empire, hérité de la cave de son illustre père. Oserai-je la supplier de remettre au porteur une bouteille de ce tokay dont j’ai bu si souvent avec feu son père? Mais du meilleur, car il s’agit d’un pari! Je saisis cette occasion pour assurer Votre Majesté du profond respect avec lequel j’ai l’honneur d’être, etc., etc.»

«BARON DE MÜNCHHAUSEN.»

Comme il était déjà trois heures et cinq minutes, je remis ce billet sans le cacheter à mon coureur, qui détacha ses poids et se mit immédiatement en route pour Vienne.

Cela fait, nous bûmes, le Grand Seigneur et moi, le reste de la bouteille, en attendant celle de Marie-Thérèse. Trois heures un quart sonnèrent, trois heures et demie, quatre heures moins un quart, et le coureur ne revenait pas. J’avoue que je commençais à être assez mal à mon aise, d’autant plus que je voyais Sa Hautesse diriger de temps en temps les yeux sur le cordon de la sonnette, pour appeler le bourreau. Il m’accorda cependant la permission de descendre dans le jardin pour prendre un peu l’air, escorté toutefois de deux muets qui ne me perdaient pas de vue. L’aiguille marquait la cinquante-cinquième minute après trois heures: j’étais dans une angoisse mortelle – c’était le cas de le dire. J’envoyai chercher immédiatement mon écouteur et mon tireur. Ils arrivèrent aussitôt; mon écouteur se coucha à terre pour entendre si mon coureur ne venait pas: à mon grand désespoir, il m’annonça que le drôle se trouvait fort loin de là profondément endormi et ronflant de tous ses poumons. À peine mon brave tireur eut-il appris cela, qu’il courut sur une terrasse élevée, et, se dressant sur ses pointes pour mieux voir, s’écria: «Sur mon âme! je le vois, le paresseux: il est couché au pied d’un chêne, aux environs de Belgrade, avec la bouteille à côté de lui. Attendez, je vais le chatouiller un peu.» En même temps il ajusta sa carabine, et envoya la charge en plein dans le feuillage de l’arbre. Une grêle de glands, de branches et de feuilles s’abattit sur le dormeur; craignant d’avoir reposé trop longtemps, il reprit sa course avec une telle rapidité qu’il arriva au cabinet de sultan avec la bouteille de tokay et un billet autographe de Marie-Thérèse, à trois heures cinquante-neuf minutes et demi.

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