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Cette opération terminée, je transportai tous les affûts et tous les caissons au milieu du camp, et, de peur que le roulement des roues ne réveillât les gens, je les pris deux à deux sous les bras. Cela faisait un beau tas, aussi élevé pour le moins que les rochers de Gibraltar. Je saisis alors un fragment d’une pièce de fer de quarante-huit, et me procurai du feu en le frappant contre un pan de mur, reste d’une construction mauresque, et qui était enterré de vingt pieds au moins: j’allumai une mèche et mis le feu au tas. J’oubliais de vous dire que j’avais jeté sur le sommet toutes les munitions de guerre.

Comme j’avais soin de placer dans le bas les matières les plus combustibles, la flamme s’élança bientôt haute et éclatante. Pour écarter de moi tout soupçon, je fus le premier à donner l’alarme. Comme vous pouvez le penser, le camp se trouva saisi d’épouvante; on supposa, pour expliquer ce désastre, que les gens de la forteresse avaient fait une sortie, tué les sentinelles, et étaient parvenus à détruire l’artillerie.

M. Drinkwater, dans la relation qu’il a faite de ce siège célèbre, parle bien d’une grande perte éprouvée par l’ennemi à la suite d’un incendie, mais il n’a pas su à quoi en attribuer la cause: cela, du reste, ne lui était guère possible, car – bien que j’aie, à moi tout seul, dans cette nuit, sauvé Gibraltar – je n’ai mis personne dans ma confidence, pas même le général Elliot. Le comte d’Artois, pris d’une panique, s’enfuit avec tous ses gens, et, sans s’arrêter en route, arriva d’une traite à Paris. La terreur que leur avait inspirée ce désastre fut telle, qu’ils ne purent manger de trois mois, et vécurent simplement de l’air du temps, à la façon des caméléons.

Environ deux mois après que j’eus rendu cet éclatant service aux assiégés, je me trouvais à déjeuner avec le général Elliot, quand tout à coup une bombe – je n’avais pas eu le temps d’envoyer les mortiers de l’ennemi rejoindre ses canons – pénétra dans la chambre et tomba sur la table. Le général fit ce qu’aurait fait tout le monde en pareil cas, il sortit immédiatement de la salle. Moi, je saisis la bombe avant qu’elle n’éclatât, et la portai au sommet du rocher. De cet observatoire j’aperçus sur une falaise, non loin du camp ennemi, un grand rassemblement de gens; mais je ne pouvais distinguer à l’œil nu ce qu’ils faisaient. Je pris mon télescope, et je reconnus que c’était l’ennemi qui, ayant arrêté deux des nôtres, un général et un colonel avec lesquels j’avais dîné la veille, et qui s’étaient introduits le soir dans le camp des assiégeants, s’apprêtait à les pendre en qualité d’espions.

La distance était trop grande pour qu’il fût possible de lancer avec succès la bombe à la main. Heureusement je me souvins que j’avais dans ma poche la fronde dont David se servit si avantageusement contre Goliath. J’y plaçai ma bombe et la projetai au milieu du rassemblement. En touchant terre, elle éclata, et tua tous les assistants, à l’exception des deux officiers anglais, qui, pour leur bonheur, étaient déjà pendus: un éclat sauta contre le pied de la potence et la fit tomber.

Nos deux amis, dès qu’ils se sentirent sur la terre ferme, cherchèrent à s’expliquer ce singulier événement; et voyant les gardes, les bourreaux et toute l’assistance occupés à mourir, ils se débarrassèrent réciproquement de l’incommode cravate qui leur serrait le col, coururent au rivage, sautèrent dans une barque espagnole, et se firent conduire à nos vaisseaux par les deux bateliers qui s’y trouvaient.

Quelques minutes après, comme j’étais en train de raconter le fait au général Elliot, ils arrivèrent, et, après un cordial échange de remerciements et d’explications, nous célébrâmes cette journée mémorable le plus gaiement du monde.

Vous désirez tous, messieurs, je le lis dans vos yeux, savoir comment je possède un trésor aussi précieux que la fronde dont je viens de vous parler. Eh bien! je vais vous le dire. Je descends, vous ne l’ignorez sans doute pas, de la femme d’Urie, qui eut, comme vous savez, des relations très intimes avec David. Mais avec le temps – cela se voit souvent – Sa Majesté se refroidit singulièrement à l’endroit de la comtesse, car elle avait reçu ce titre trois mois après la mort de son mari. Un jour ils se prirent de querelle au sujet d’une question de la plus haute importance, qui était de savoir dans quelle contrée fut construite l’Arche de Noé et à quel endroit elle s’était arrêtée après le Déluge. Mon aïeul avait la prétention de passer pour un grand antiquaire, et la comtesse était présidente d’une société historique: lui, avait cette faiblesse commune à la plupart des grands et à tous les petits, de ne pas souffrir la contradiction, et elle, ce défaut, spécial à son sexe, de vouloir avoir raison en toute chose; bref, une séparation s’ensuivit.

Elle l’avait souvent entendu parler de cette fronde comme d’un objet des plus précieux, et trouva bon de l’emporter, sous prétexte de garder un souvenir de lui. Mais, avant que mon aïeule eût franchi la frontière, on s’aperçut de la disparition de la fronde, et on lança six hommes de la garde du roi pour la reprendre. La comtesse poursuivie se servit si bien de cet objet qu’elle atteignit un de ces soldats qui, plus zélé que les autres, s’était avancé en tête de ses compagnons, précisément à la place où Goliath avait été frappé par David. Les gardes, voyant leur camarade tomber mort, délibérèrent mûrement et pensèrent que ce qu’il y avait de mieux à faire, c’était d’en référer au roi: la comtesse, de son côté, jugea prudent de continuer son voyage vers l’Égypte, où elle comptait de nombreux amis à la cour.

J’aurais dû vous dire d’abord que de plusieurs enfants qu’elle avait eus de Sa Majesté, elle avait emmené dans son exil un fils, son fils bien-aimé. La fertilité de l’Égypte ayant donné à ce fils plusieurs frères et sœurs, la comtesse lui laissa par un article particulier de son testament la fameuse fronde; et c’est de lui qu’elle m’est venue en ligne directe.

Mon arrière-arrière-grand-père, qui possédait cette fronde, et qui vivait il y a environ deux cent cinquante ans, fit, dans un voyage en Angleterre, la connaissance d’un poète qui n’était rien moins que plagiaire, et n’en était que d’autant plus incorrigible braconnier; il s’appelait Shakespeare. Ce poète, sur les terres duquel, par droit de réciprocité sans doute, les Anglais et les Allemands braconnent aujourd’hui impudemment, emprunta maintes fois cette fronde à mon père et tua, au moyen de cette arme, tant de gibier à Sir Thomas Lucy, qu’il faillit encourir le sort de mes deux amis de Gibraltar. Le pauvre homme fut jeté en prison, et mon aïeul lui fit rendre la liberté par un procédé tout particulier.

La reine Elisabeth, qui régnait alors, était devenue vers la fin de sa vie à charge à elle-même. S’habiller, se déshabiller, manger, boire, accomplir enfin maintes autres fonctions que je n’énumérai point, lui rendaient la vie insupportable. Mon aïeul la mit en état de faire tout cela selon son caprice, par elle-même ou par procuration. Et que pensez-vous que demanda mon père en récompense de ce signalé service, – la liberté de Shakespeare. La reine ne put lui rien faire accepter de plus. Cet excellent homme avait pris le poète en telle affection, qu’il eût volontiers donné une partie de sa vie pour prolonger celle de son ami.

Du reste, je puis vous assurer, messieurs, que la méthode pratiquée par la reine Elisabeth, de vivre sans nourriture, n’obtint aucun succès auprès de ses sujets, au moins auprès de ces gourmands affamés auxquels on a donné le nom de mangeurs de bœuf. Elle-même n’y résista pas plus de sept ans et demi, au bout desquels elle mourut d’inanition.

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