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– J'y suis!

A ce geste inattendu, à ce cri inexplicable, toute la salle répondit par une clameur. D'un unique mouvement d'indicible angoisse, elle se souleva, penchée sur l'homme… s'attendant à le voir pirouetter comme les autres.

Mais après avoir toussé librement pour se dégager la gorge, M. Gaspard Lalouette déclara:

– Ce n'est rien!… Messieurs, je continue!… Je disais donc… je disais donc: ah! je disais donc que ce pauvre Martin Latouche, enlevé si prématurément…

Ah! qu'il était beau et calme, le père Lalouette! et sûr de lui, maintenant! Oh! tout à fait sûr!… Il parlait de la mort des autres avec la tranquillité de l'homme qui ne doit jamais mourir… On l'applaudit à faire éclater les vitres! C'était du délire. Les femmes surtout étaient folles! Elles arrachaient leurs gants à force de taper dans leurs petites mains, elles cassaient des éventails, elles avaient de petits cris aigus d'enthousiasme, d'enchantement et de satisfaction-c'était extraordinaire, pour une réception académique-, Mme Lalouette était soutenue par deux amies dévouées et l'on pouvait contempler sur son visage rafraîchi deux vrais ruisseaux de larmes heureuses qui ne tarissaient point.

Donc M. Lalouette parlait bien.

Il avait trouvé le mot de l'énigme et rien ne l'arrêtait plus dans son discours. Il faisait des effets de voix, de bras et de torse.

Voici pourquoi il avait crié: «J'y suis!» «J'y suis» parce que le fameux jour où j'étais allé tout seul à La Varenne-Saint -Hilaire et où je m'étais enfui de chez Loustalot comme si je m'étais échappé de Charenton… ce jour-là, j'arrivai juste à la gare pour sauter dans le train qui me ramenait à Paris. Dans le compartiment, il y avait une dame qui poussa des cris de paon. C'était un compartiment fermé ne donnant point sur un couloir; je vis qu'elle croyait que j'allais l'assassiner. Plus je voulais la calmer et plus elle criait. A la station suivante elle appela le chef de train qui me reprocha d'être monté dans le compartiment des «dames seules». Et il me montra une pancarte en m'annonçant qu'il allait dresser procès-verbal, et que j'aurais un beau procès.

Heureusement j'avais dans ma poche mon livret militaire grâce auquel j'ai pu prouver que je ne savais pas lire! Et voilà… cet employé doit être le même que celui qui a trouvé le parapluie de M. Patard et qui l'a remis à Loustalot. Aux questions de Loustalot sur mon signalement, l'employé certainement a répondu que M. le secrétaire perpétuel voyageait avec l'homme qui ne savait pas lire!

– Messieurs… Mgr d'Abbeville était comme moi un enfant du peuple.

A cet endroit du discours un nouveau garçon de salle de l'Institut-car les anciens n'eussent point osé une pareille démarche qui rappelait des précédents fâcheux-traversa l'enceinte sur la pointe des pieds, une lettre à la main.

Quand le public vit cette lettre, une nouvelle intense émotion s'empara de tous… On crut que cette lettre était encore destinée au récipiendaire… et aussitôt il y eut des cris…

– Non!… Non!… Pas de lettres!… N'ouvrez pas!… Qu'il ne l'ouvre pas!

Et un cri déchirant. C'était Mme Lalouette qui se trouvait mal.

M. Lalouette avait tourné la tête du côté du garçon de salle et il avait vu la lettre… Il avait compris… Le parfum plus tragique le guettait peut-être… Enfin, il avait entendu le désespoir de Mme Lalouette…

Alors, il se dressa sur la pointe des pieds et il se fit plus grand qu'il n'avait jamais été et, dominant réellement, au moins de toute sa force morale cette assemblée effarée, montrant d'un doigt qui ne tremblait pas la lettre fatale:

– Ah! non! pas avec moi, fit-il… ça ne réussira pas!… Moi je ne sais pas lire!…

Ce fut une explosion d'allégresse folle! Ah! au moins, celui-là était spirituel. Brave et spirituel: Il ne savait pas lire!

Le mot était adorable. Et le triomphe de Lalouette fut complet. Des collègues vinrent lui secouer les mains avec une énergie farouche, et la séance s'acheva dans un transport d'enthousiasme merveilleux…

Le triomphe fut d'autant plus complet qu'en fin de compte M. Gaspard Lalouette ne mourut pas et que l'homme qui ne sait pas lire put définitivement s'asseoir dans le fauteuil de Mgr d'Abbeville sans avoir été empoisonné d'aucune sorte.

La lettre n'était point à l'adresse de M. Lalouette.

Mme Lalouette revint à elle pour retrouver un mari bien vivant qui lui parut le plus beau des hommes.

Sur le tard, ils eurent un enfant du sexe masculin qu'ils appelèrent Académus.

Quant au grand Loustalot, il éprouva, peu de temps après les événements qui nous ont occupés, une grande douleur il perdit son fils. Dédé mourut.

M. Hippolyte Patard et M. Lalouette furent invités à l'enterrement qui eut lieu le soir, presque secrètement.

Au cimetière, M. Lalouette fut fort intrigué par la présence d'un mystérieux personnage qui, derrière les tombes, se glissait non loin du grand Loustalot. Quand l'illustre savant tomba à genoux, l'inconnu s'approcha et se pencha sur lui comme s'il voulait écouter interroger cette douleur La figure de l'homme était invisible tant elle était enveloppée du chapeau et du manteau. Tout le temps de la cérémonie, M. Lalouette se demanda: «Qui donc est celui-ci?» Car il lui semblait bien que l'allure générale ne lui était pas étrangère.

Enfin l'homme se perdit dans la nuit.

M. le secrétaire perpétuel et M. Lalouette revinrent de compagnie. Dans le train, où M. Lalouette faillit encore monter dans le compartiment des «dames seules», croyant monter dans celui des «fumeurs», les deux académiciens causèrent.

– Ce pauvre Loustalot semble avoir bien du chagrin, disait M. Hippolyte Patard.

– Oui, oui, bien du chagrin, répondit, en hochant la tête, M. Lalouette.

Deux ans plus tard, M. Gaspard Lalouette, se rendant à l'Académie, traversait le pont des Arts au bras de M. Hippolyte Patard. Soudain il suspendit sa marche:

– Voyez, dit-il, devant vous… l'homme au manteau…

– Eh bien? demanda, tout étonné, M. le secrétaire perpétuel.

– Vous ne reconnaissez pas cette silhouette?…

– Ma foi non!…

– C'est qu'elle ne vous a pas frappé comme moi, monsieur le secrétaire perpétuel… Cet homme n'a pas lâché le grand Loustalot d'un pas le soir de la cérémonie, au cimetière… et je crus bien ne pas me tromper en affirmant que j'avais déjà vu cette silhouette-là quelque part…

A ce moment, l'homme au manteau se retourna:

– M. Eliphas de La Nox! s'écria M. Lalouette.

C'était bien le mage. Il s'avança vers les deux Immortels et serra la main de M. Lalouette.

– Vous ici! s'exclama celui-ci, et vous ne nous avez pas fait une petite visite? Mme Lalouette aurait été si heureuse de vous serrer la main! Faites-nous donc le plaisir de venir dîner, sans cérémonie, l'un de ces soirs, à la maison.

Et se tournant vers M. Patard:

– Mon cher secrétaire perpétuel, je vous présente M. Eliphas de Saint-Elme de Taillebourg de La Nox, dont la lettre nous a si fort tracassés dans un temps. Et, à part ça! que devenez-vous, mon cher monsieur de La Nox?…

– Mais je vends toujours mes peaux de lapin, mon cher académicien, répondit avec un sourire celui qui avait été l'«Homme de lumière».

– Et vous ne regrettez point l'Académie? demanda bravement M. Lalouette.

– Non, puisque vous y êtes! répliqua doucement Eliphas.

M. Lalouette prit ces paroles pour un compliment et remercia.

M. le secrétaire perpétuel toussa.

M. Lalouette dit:

– A propos!… Figurez-vous qu'en vous apercevant, et sans vous avoir encore reconnu, je disais à M. le secrétaire perpétuel: «C'est drôle, mais il me semble bien avoir vu cette silhouette à l'enterrement du fils du grand Loustalot…»-J'y étais, fit Eliphas.

– Vous connaissiez le grand Loustalot? demanda M. Patard, qui n'avait encore rien dit.

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