Литмир - Электронная Библиотека

Mais, bien que les années se fussent écoulées et que M. Gaspard Lalouette affectât de s'intéresser par-dessus tout, par l'entremise de son épouse aux belles-lettres, il y avait toujours «entre les deux conjoints» ce secret formidable qui empoisonnait leur existence: M. Lalouette ne savait pas lire!

Sur ces entrefaites était arrivée cette affaire de l'Académie.

Par le plus grand des hasards, M. Lalouette avait assisté à la mort de Maxime d'Aulnay. M. Gaspard Lalouette n'était ni superstitieux ni sot. Il jugea naturelle la mort chez un homme qui avait une maladie de cœur et que le décès tragique de son prédécesseur devait hanter par-dessus tout. Il s'étonna de l'émotion générale et sourit de toutes les stupidités qui furent répandues à l'occasion de la vengeance d'un certain sorcier qui avait disparu. Et il fut bien étonné d'apprendre que ce double événement avait à ce point bouleversé les esprits qu'aucun nouveau postulant ne se présentait à la succession de Mgr d'Abbeville. Seul Martin Latouche restait qui n'avait pas encore retiré sa candidature. M. Lalouette, un beau jour, s'était dit: «C'est tout de même rigolo! Mais s'ils n'en veulent pas, du fauteuil, il ne me fait pas peur, à moi!… c'est ça qui épaterait Eulalie!» Eulalie était le petit nom de Mme Gaspard Lalouette. Mais il fut déçu quand il apprit que Martin Latouche acceptait le plus tranquillement du monde d'être élu au fauteuil fatal.

Tout de même, il voulut assister à la séance de réception de Martin Latouche. On n'eût pu dire exactement quelle était alors sa pensée. M. Lalouette avait-il, tout au fond de lui-même, l'espoir (qu'il ne pouvait, en honnête homme, s'avouer) que le destin, parfois si baroque, allait encore faire de ses coups?… On ne saurait, sans être injuste, l'affirmer.

Tant est que M. Lalouette assista à la scène où la vieille Babette, échevelée, vint annoncer la mort de son maître.

Tout fort, tout solide que l'on est, il y a des choses qui impressionnent. M. Lalouette sortit de cette cohue, fort impressionné.

C'est à ce moment qu'il commença de s'intéresser réellement à la singulière et mystérieuse figure d'Eliphas. Qu'est-ce que c'était que ce bonhomme-là? Il interrogea les gens compétents sur la sorcellerie. Il interviewa quelques membres influents du club des Pneumatiques. Il vit M. Raymond de La Beyssière. Il connut le secret de Toth. Et il demanda à visiter l'orgue de Barbarie. Il prit ensuite le train pour La Varenne-Saint -Hilaire et s'il en revint un peu effaré de l'étrange réception qui lui avait été faite, il ne doutait plus en revanche de l'inanité de toutes les formules égyptiaques.

Il n'avait encore rien dit à Mme Lalouette. Il jugea le moment opportun de lui dévoiler ses projets. Eulalie en fut «médusée». Mais c'était une forte tête et elle l'approuva avec transport. Seulement, comme elle était la prudence même, elle lui conseilla d'agir à coup sûr Ce M. Eliphas de Saint-Elme de Taillebourg de La Nox devait être quelque part. Il fallait le trouver ou tout au moins avoir de ses nouvelles.

Quelques mois encore se passèrent dans ces recherches.

M. Lalouette devenait impatient. Ayant appris qu'Eliphas s'appelait encore Borigo du Careï, en raison de ce qu'il était originaire de la vallée du Careï, il partit pour la Provence et là, tout au bout d'une vallée profonde, derrière un rideau d'oliviers qui abritaient une modeste maisonnette, il dénicha une bonne vieille qui n'était ni plus ni moins que la respectable mère de l'illustre mage. Celle-ci qui ignorait tout des batailles de la vie ne fit aucune difficulté pour lui apprendre que depuis des mois son fils, fatigué, lui dit-elle, de Paris et des Parisiens, après avoir passé quelques semaines tranquille près d'elle, était parti pour le Canada. Eliphas lui avait écrit.

Elle montra des lettres. M. Lalouette compara les dates. Il n'y avait plus à douter L'Eliphas s'intéressait maintenant autant au fauteuil de Mgr d'Abbeville qu'à sa première chemise.

M. Lalouette revint triomphant et il lança sa lettre de candidature.

Le seul point sombre de l'aventure était que M. Gaspard Lalouette, candidat à l'Académie française, ne savait point lire. Forts de la situation qui leur était faite par tous ceux qui savaient lire et qui ne se présentaient point, M. et Mme Lalouette avaient honnêtement résolu de s'en remettre à M. le secrétaire perpétuel. C'était agir en braves gens. Or, nous avons vu que M. le secrétaire perpétuel avait passé par-dessus ce léger détail.

La joie était donc immense dans le ménage. Ils s'embrassaient. La boutique, autour d'eux, rayonnait.

– Demain, dit Mme Lalouette, les yeux brillants de plaisir ta candidature sera dans tous les journaux; ça va en faire un tapage! Monsieur Lalouette, vous êtes célèbre!…

– Grâce à qui, fifille? Grâce à toi qui es intelligente et brave! Une autre femme aurait eu peur! Toi, tu m'as soutenu, tu m'as encouragé; tu m'as dit: «va, Gaspard!…»-Et puis, nous sommes bien tranquilles, constata la prudente Mme Gaspard, depuis que nous savons que cette espèce d'Eliphas, que l'on charge à Paris de tous les crimes, est tranquillement à se promener au Canada.

– Madame Lalouette, je vous avoue qu'après la troisième mort, malgré tout ce qu'avait pu me dire cet original de grand Loustalot, j'avais besoin d'être rassuré du côté de l'Eliphas. Si j'avais su qu'il rôdait dans les environs, j'aurais réfléchi deux fois avant de lancer ma candidature. Un sorcier, c'est toujours un homme. Il peut assassiner comme tout le monde.

– Et même mieux que tout le monde, déclara, avec un bon sourire, aussi rassurant que sceptique, l'excellente Mme Lalouette… surtout s'il commande, comme on le dit, au passé, au présent et à l'avenir et aux quatre points cardinaux!…

– Et s'il possède le secret de Toth! surenchérit M. Lalouette, en éclatant de rire et en se frappant joyeusement les cuisses de la paume de ses mains… Mais faut-il, madame Lalouette, que les gens soient bêtes!…

– C'est tout bénéfice pour les autres, monsieur Lalouette.

– Moi, quand j'ai eu vu sa figure dans les «illustrés» et sa photographie aux devantures, je me suis dit tout de suite:

Voilà une tête qui n'a jamais assassiné personne!

– C'est comme moi!… Sa tête est plutôt rassurante; elle est belle et noble et les yeux sont très doux…

– Avec un peu de malice, madame Lalouette… oui, il y a un peu de malice dans les yeux.

– Je ne dis pas non. Quand il apprendra qu'il a tué trois personnes, il rira bien!…

– Mais qui donc le lui apprendrait, madame Lalouette? Il ne correspond qu'avec sa mère qui, seule, a son adresse, m'a-t-elle dit. Sa mère, dont l'existence est ignorée même de la police, ne sait rien de ce qui se passe à Paris et je n'ai eu garde de le lui apprendre. Enfin, Eliphas est retiré du monde, au fond, tout au fond du Canada.

Mme Lalouette répéta, comme un écho:

«Au fond, tout au fond du Canada…» Dans leur bonheur, ils s'étaient pris les mains qui étaient chaudes de la douce fièvre du succès… Tout à coup, comme ils répétaient en souriant tous les deux: «Au fond, tout au fond du Canada», leurs mains se crispèrent, et, de chaudes qu'elles étaient, devinrent glacées.

M. et Mme Gaspard Lalouette venaient d'apercevoir derrière leur vitrine, arrêtée sur le trottoir et regardant dans leur boutique, une figure…

Cette figure était à la fois belle et noble et les yeux, très doux, en étaient spirituels. Un double cri d'horreur s'échappa de la gorge de M. et Mme Lalouette. Ils ne pouvaient se tromper. Ils reconnaissaient cette figure-là… cette figure qui les regardait, à travers les vitres… qui les fascinait… C'était Eliphas! Eliphas, lui-même… Eliphas de Saint-Elme de Taillebourg de La Nox!

L'homme, sur le trottoir, ne remuait pas plus qu'une statue. Il était élégamment vêtu d'un complet jaquette sombre; il avait une canne à la main; un pardessus beige replié flottait négligemment sur son bras. Un nœud de cravate, dit lavallière, agrémentait le plastron de sa chemise; un chapeau rond, de feutre mou, était posé sur ses cheveux blonds, qui bouclaient un peu, et jetait une ombre douce sur un profil digne des fils de Pallas Athênê.

24
{"b":"125242","o":1}