«Une fois hors de danger, j’ai coupé les gaz, car rien n’abîme plus une machine que de piquer avec toute la puissance du moteur. Depuis une altitude voisine de douze mille mètres j’ai exécuté un merveilleux vol plané en spirales, d’abord jusqu’à la couche nuageuse argentée, puis jusqu’aux nuages orageux du dessous, et enfin, à travers une pluie battante, jusqu’au sol. En émergeant des nuages j’ai vu la Manche au-dessous de moi; comme il me restait encore un peu d’essence j’ai franchi une trentaine de kilomètres à l’intérieur des terres et j’ai atterri dans un champ, à un demi-kilomètre du village d’Ashcombe où je suis allé acheter trois bidons. À six heures dix du soir je me posais sur mon terrain de Devizes après un voyage que nul mortel sur la terre avant moi n’avait mené à bonne fin pour en faire le récit. J’ai vu la beauté et l’horreur du plein ciel: beauté et horreur qui dépassent tout ce que l’homme en connaît sur la terre.
«Mon plan est maintenant de remonter encore une fois avant de communiquer mes résultats au monde. Il le faut. Il faut que je ramène une sorte de preuve avant d’accabler mes compatriotes d’une pareille histoire! Naturellement, d’autres aviateurs confirmeront bientôt mes dires; mais je voudrais emporter du premier coup la conviction du public. Ces jolies bulles d’air irisées devraient se laisser capturer; elles vont lentement leur chemin; un monoplan rapide pourrait les intercepter. Il est vraisemblable qu’elles se dissoudront dans les couches plus lourdes de l’atmosphère, et que je ne ramènerai au sol qu’un petit tas de gelée amorphe. N’importe: j’aurai au moins quelque chose qui authentifiera mon récit. Oui, je remonterai, même si je cours les plus grands risques! Ces monstres rouges n’ont pas l’air nombreux. Je n’en verrai sans doute pas un seul. Si j’en aperçois un, je piquerai immédiatement. Au besoin je me servirai de mon fusil et de ma connaissance de…»
Ici manque malheureusement une page du manuscrit. À la page suivante, ces mots étaient griffonnés:
«Treize mille cents mètres. Je ne reverrai plus jamais la terre. Ils sont trois au-dessous de moi. Que Dieu m’aide: mourir ainsi est atroce!»
Voilà donc, intégralement, le récit de Joyce-Armstrong. Du pilote, on n’a plus jamais rien appris. Des débris de son monoplan fracassé ont été identifiés dans la réserve de chasse de Monsieur Budd-Lushington, sur la frontière du Kent et du Sussex, à quelques kilomètres du lieu où le carnet de notes a été découvert. Si la théorie du malheureux aviateur est exacte, si cette jungle de l’air, comme il l’appelle, existe seulement au-dessus du sud-ouest de l’Angleterre, il a dû chercher à s’enfuir à tire d’ailes, mais il a été rattrapé et dévoré par ces horribles monstres au-dessus de l’endroit où l’avion s’est abattu. L’image de ce monoplan dévalant le plein ciel, avec ces Terreurs innommables lui barrant la route de la terre et refermant progressivement le cercle sur leur victime, est de celles sur lesquelles un homme qui tient à son équilibre mental préfère ne pas s’éterniser. Je sais que des sceptiques ricaneront devant l’exposé des faits; mais enfin ils devront bien admettre la disparition de Joyce-Armstrong! Je leur recommande de méditer sur ses deux phrases: «Ce carnet de notes attestera ce que j’essaie de faire, et comment j’aurai perdu la vie en essayant. Mais de grâce, pas de radotages sur un «accident» ou un «mystère!»
II L’entonnoir de cuir ( The Leather Funnel)
Mon ami Lionel Dacre habitait avenue de Wagram, à Paris, la petite maison avec la grille en fer et la modeste pelouse qui se trouve sur le trottoir de gauche quand on descend de l’Arc de Triomphe. Je suppose qu’elle existait bien avant la construction de l’avenue, car il y avait de la mousse sur ses tuiles grises, et les murs étaient moisis, décolorés. De la rue elle paraissait petite: cinq fenêtres de façade, si je me rappelle bien; mais elle se prolongeait derrière par une longue salle où Dacre avait aménagé sa collection de livres d’occultisme et rassemblé les bibelots ou les objets curieux qui étaient sa marotte et qui divertissaient ses amis. Riche, raffiné, excentrique, il avait consacré une partie de sa vie et de sa fortune à réunir une collection privée unique d’ouvrages sur le Talmud, la Khabale et la Magie, dont beaucoup étaient rares et d’un grand prix. Ses goûts l’inclinaient vers le merveilleux et l’extraordinaire; on m’a assuré que ses expériences en direction de l’inconnu franchissaient toutes les bornes de la civilisation et de la bienséance. À ses amis anglais il n’en soufflait mot, mais un Français qui partageait ses penchants m’a affirmé que les pires excès des messes noires avaient été perpétrés dans cette grande salle garnie de livres et de vitrines.
L’aspect physique de Dacre révélait la nature de l’intérêt qu’il vouait aux problèmes psychiques: avant tout, d’ordre intellectuel. Son visage lourd n’avait rien d’un ascète, mais son crâne énorme, en forme de dôme, qui se dressait parmi les mèches rares de ses cheveux comme un pic au-dessus d’un bois de sapins, indiquait une puissance mentale considérable. Ses connaissances étaient plus grandes que sa sagesse, et ses facultés, nettement supérieures à son caractère. Ses petits yeux clairs, profondément enfoncés dans sa figure charnue, pétillaient d’intelligence et d’une curiosité jamais assouvie; mais c’étaient les yeux d’un sensuel et d’un égocentriste. En voilà assez sur son compte, car il est mort aujourd’hui, le pauvre diable: mort au moment précis où il était persuadé qu’il avait enfin découvert l’élixir de vie. D’ailleurs mon propos n’est pas de vous entretenir de son tempérament complexe; je voudrais vous raconter un incident inexplicable qui s’est produit au cours d’une visite que je lui ai rendue au début du printemps de 1882.
J’avais connu Dacre en Angleterre, puisque j’avais commencé mes recherches dans la salle assyrienne du British Museum à l’époque où il s’efforçait de donner un sens mystique et ésotérique aux tables de Babylone, et cette communauté d’intérêts nous avait rapprochés. Des remarques de hasard avaient entraîné des discussions quotidiennes, et nous nous étions, en somme, liés d’amitié. Je lui avais promis que j’irais le voir à mon prochain passage à Paris. Quand j’ai été à même de tenir mon engagement, j’avais pris pension à Fontainebleau; les trains du soir n’étant guère pratiques, il m’avait prié de passer la nuit chez lui.
– Je n’ai que ce lit à vous offrir, m’a-t-il dit en désignant un large divan dans sa grande salle. J’espère que vous pourrez néanmoins y dormir confortablement.
Singulière chambre à coucher, avec ses hauts murs tout recouverts de volumes bruns! Mais pour le bouquineur que j’étais, ce décor était fort agréable, et j’adorais l’odeur subtile que dégage un vieux livre. Je lui ai répondu que je ne souhaitais pas de chambre plus plaisante ni d’ambiance plus sympathique.
– Si cette installation est aussi peu pratique que conventionnelle, du moins m’a-t-elle coûté cher, m’a-t-il dit en jetant un regard circulaire sur ses rayons. J’ai bien dépensé le quart d’un million pour acquérir tout ce qui vous entoure. Des livres, des armes, des pierres précieuses, des sculptures, des tapisseries, des tableaux… Chaque objet a sa propre histoire, et, généralement, une histoire intéressante.
Il était assis d’un côté de la cheminée, et moi de l’autre. La table qui lui servait de bureau était à sa droite; elle supportait une lampe puissante qui dessinait un cercle de lumière dorée. Un palimpseste à demi-déroulé s’étalait en son milieu, entouré de diverses choses dignes d’un bric-à-brac. Entre autres, un entonnoir, comme on en utilise pour remplir les fûts de vin. Il avait l’air d’être en bois noir, et il était cerclé d’un rond de cuivre décoloré.