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VI Le chat brésilien ( The Brazilian Cat)

Il est bien pénible pour un jeune homme de posséder des goûts de luxe, de grandes espérances, des aristocraties dans sa famille, mais de ne pas avoir un sou en poche ni de métier lui permettant de gagner de l’argent. Or mon père, brave homme insouciant, avait une telle confiance dans la richesse et la bienveillance de Lord Southerton, son frère aîné (qui était célibataire), qu’il s’était mis dans la tête que moi, son fils unique, je n’aurais jamais besoin de travailler pour vivre. Il s’était imaginé qu’à défaut d’une vacance pour moi dans les conseils d’administration des affaires Southerton il me serait offert un poste dans les services diplomatiques qui demeurent encore l’apanage de nos classes privilégiées. Il mourut trop tôt pour mesurer toute l’inexactitude de ses calculs. Ni mon oncle ni l’État ne se soucièrent de moi le moins du monde. De temps à autre une paire de faisans ou un panier de lièvres, voilà tout ce qui me parvenait pour me rappeler que j’hériterais d’Otwell House, l’un des plus riches domaines de l’Angleterre. J’étais célibataire, j’habitais Londres, j’occupais un appartement dans Grosvenor Mansions, et je passais mes journées au tir au pigeon et au polo de Hurlingham. De mois en mois, mes difficultés financières s’accumulaient. La ruine me guettait; chaque jour elle se dessinait plus claire et plus nette; elle s’annonçait absolument inévitable.

Je ressentais d’autant plus ma pauvreté que, sans parler de l’immense richesse de Lord Southerton, l’aisance régnait dans toute ma famille. Après mon oncle, mon plus proche parent était Edward King, neveu de mon père et cousin germain à moi, qui avait mené une vie aventureuse au Brésil et qui venait de regagner l’Angleterre pour jouir de sa fortune. Nous n’avions jamais su comment il avait gagné son argent, mais il devait en avoir beaucoup, car il acheta dès son arrivée la propriété des Greylands, près de Clipton-on-the-Marsh, dans le Suffolk. Pendant sa première année en Angleterre, il ne s’intéressa pas à moi davantage que mon pingre d’oncle; et puis, un certain matin d’été, je reçus une lettre me demandant de descendre le jour même à Greylands Court pour un petit séjour. Comme je prévoyais ma prochaine banqueroute, cette invitation me parut l’œuvre de la Providence en personne. Si seulement je nouais de bonnes relations avec ce cousin inconnu, je lui soutirerais bien quelque chose: pour l’honneur de la famille, il ne me laisserait pas tomber. J’ordonnai donc à mon valet de chambre de préparer ma valise, et je partis dans l’après-midi pour Clipton-on-the-Marsh.

Après avoir changé à Ipswich pour prendre un petit train d’intérêt local, je descendis à une gare minuscule, déserte, située au milieu de pâturages accidentés, avec une rivière paresseuse qui serpentait dans un dédale de vallées entre des berges hautes et enduites de vase: la marée faisait sentir ses effets jusque-là. Aucune voiture ne m’attendait (je découvris ultérieurement que mon télégramme avait été retardé). J’en louai donc une à l’auberge de l’endroit. Sur la route, le cocher, un brave type, ne cessa de me chanter les louanges de mon cousin; et j’appris ainsi que Monsieur Edward King était déjà devenu une puissance dans le pays; il avait organisé une fête pour les enfants des écoles, ouvert son domaine aux visiteurs, versé de l’argent aux œuvres de charité… Bref, mon cocher ne s’expliquait sa générosité universelle que par l’hypothèse qu’il voulait être élu député.

Mon attention se trouva détournée de ce panégyrique par l’apparition d’un très bel oiseau qui s’était perché sur un poteau télégraphique à côté de la route. Au premier coup d’œil, je crus que c’était un geai; mais il était plus gros, et son plumage plus clair. Le cocher m’expliqua qu’il appartenait à mon cousin dont une manie était l’acclimatation d’animaux étrangers: il avait ramené du Brésil des oiseaux et diverses bêtes qu’il s’efforçait d’élever en Angleterre. Une fois franchies les grilles de Greylands Park, je pus constater que le cocher ne m’avait pas menti. Des cerfs de petite taille, un bizarre porc sauvage qui s’appelle, je crois, pécari, un loriot au plumage magnifique, un animal de la famille des tatous, et une sorte de très gros blaireau daignèrent se montrer pendant que nous roulions sur l’allée.

Monsieur Edward King se tenait sur le perron, car il nous avait aperçus de loin et il avait deviné qui j’étais. Il avait l’air aimable, bienveillant; trapu et robuste, il devait avoir quarante-cinq ans; sa bonne tête ronde, brûlée par le soleil des tropiques, était sillonnée de mille petites rides. À la manière des planteurs il portait un costume de toile blanche. Avec son cigare entre les dents et ce grand panama rejeté en arrière, il aurait été plus à sa place devant un bungalow à véranda que devant cette large maison anglaise datant des George.

– Ma chérie! s’écria-t-il en se retournant. Voici notre hôte! Soyez le très-bienvenu aux Greylands, cousin Marshall! Je suis ravi de faire votre connaissance, et je considère comme un grand compliment que vous honoriez de votre présence cette petite campagne somnolente.

La chaleur de son accueil me mit immédiatement à l’aise. Mais toute cette cordialité n’était pas de trop pour compenser la froideur, je dirai même l’impolitesse que m’opposa sa femme. Grande et décharnée, elle était, je crois, d’origine brésilienne, bien qu’elle parlât excellemment l’anglais. Tout d’abord j’attribuai son attitude à son ignorance de nos mœurs. Elle n’essayait vraiment pas de me dissimuler que ma présence à Greylands Court ne lui plaisait nullement; son langage était toujours courtois; mais elle possédait une paire d’yeux noirs particulièrement expressifs, où je ne tardai pas à lire qu’elle souhaitait de tout son cœur que je repartisse pour Londres le plus tôt possible.

Cependant mes dettes étaient trop pressantes, et trop importants les projets que j’avais échafaudés sur la générosité de ce riche cousin, pour que le mauvais caractère de Madame King modifiât mes plans. Je fis semblant de ne pas avoir remarqué sa froideur, et, m’adressant au mari, je répondis par une cordialité égale à la sienne. Il n’avait rien épargné pour mon confort. Ma chambre était charmante. Il me supplia de lui indiquer tout ce qui pourrait ajouter à mon agrément. Je lui aurais bien répliqué qu’un chèque en blanc comblerait mes désirs, mais ma franchise aurait sans doute été un peu prématurée, puisque nous venions de faire connaissance. Le dîner fut excellent. Nous nous assîmes ensuite ensemble pour fumer un havane et boire un café; l’un et l’autre provenaient, me dit-il, de ses plantations. Vraiment, tous les éloges de mon cocher me semblaient justifiés: jamais je n’avais rencontré d’homme plus hospitalier.

Son grand cœur et son amabilité naturelle ne l’empêchaient pourtant pas d’avoir de la volonté et un tempérament fougueux. J’en eus un exemple dès le lendemain matin. La bizarre aversion de Madame Edward King prit au petit déjeuner des proportions presque offensantes. Dès que son mari eut quitté la salle à manger, elle ne se contint plus.

– Le meilleur train de jour part à midi quinze, me dit-elle.

– Mais je ne pensais pas partir aujourd’hui! répondis-je en toute sincérité.

Sincérité à laquelle s’ajoutait un soupçon de défi, car j’étais bien résolu à ne pas me laisser mettre à la porte par cette femme.

– Oh, puisque c’est vous qui décidez…

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