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– Et cependant j’ai bien envie d’attendre! répondit Douglas Stone.

– En voilà assez! protesta le Turc en colère. Chaque minute compte. Et je ne veux pas rester ici et laisser ma femme sombrer dans la mort. Monsieur, je vous remercie d’être venu; je vais aller chercher un autre chirurgien avant qu’il ne soit trop tard.

Douglas Stone hésita. Rendre cent livres n’avait rien d’agréable. Et s’il refusait d’intervenir, il serait bien obligé de restituer ses honoraires. Par ailleurs si le Turc avait raison et si sa femme mourait, il pourrait être traduit devant un magistrat, et quel scandale pour sa réputation!

– Avez-vous eu une expérience personnelle de ce poison? demanda-t-il.

– Oui.

– Et vous m’affirmez qu’une opération est indispensable?

– Je le jure par ce qu’il y a de plus sacré.

– Votre femme sera abominablement défigurée…

– Je pense que sa bouche ne sera plus très bonne à embrasser…

Douglas Stone se tourna, furieux, vers son interlocuteur; cette réflexion lui avait déplu. Mais il réfléchit que les Turcs ont leurs propres manières de penser et de s’exprimer. Et puis l’heure n’était pas aux querelles. Douglas Stone tira de sa boîte un bistouri, l’ouvrit et il en éprouva le fil sur son index. Il rapprocha la lampe du lit. Deux yeux noirs le fixaient à travers la fente du yachmak. Il ne distinguait que leurs iris, et à peine les pupilles.

– Vous lui avez administré une très forte dose d’opium.

– Oui, elle a eu une bonne dose!

Il contempla un instant ces yeux noirs qui regardaient droit vers les siens. Ils étaient ternes, sans éclat; pourtant son regard fit naître une petite étincelle qui vacilla, et les lèvres frémirent.

– Elle n’est pas tout à fait sans connaissance, dit-il.

– Ne vaudrait-il pas mieux intervenir tant qu’elle ne ressent rien?

Le chirurgien avait eu la même idée. Il serra la lèvre blessée avec une pince. De deux rapides coups de bistouri il excisa un large morceau de chair en V. La femme bondit en poussant un hurlement épouvantable. Elle arracha son masque. C’était un visage qu’il connaissait. En dépit de la lèvre supérieure saillante et de cette bave sanguinolente au-dessous, oui, c’était un visage qu’il connaissait! Elle gardait la main posée sur la plaie et elle hurlait toujours. Douglas Stone s’assit au pied du lit avec sa pince et son bistouri. La chambre tourna autour de lui; il sentit derrière son oreille quelque chose comme une couture qui se déchirait. Un spectateur aurait dit que d’elle et de lui, c’était lui qui était le plus pâle. Comme dans un rêve, ou comme s’il avait assisté à une scène de théâtre, il s’aperçut que les cheveux et la barbe du Turc étaient posés sur la table, et que Lord Sannox s’appuyait au mur, en se tenant les côtes tant il riait. Il riait sans bruit. Les hurlements s’étaient affaiblis, puis avaient cessé. À présent l’horrible visage était retombé sur l’oreiller. Mais Douglas Stone ne bougea pas; Lord Sannox gloussait encore dans sa gorge.

– Elle était réellement très nécessaire pour Marion, cette petite intervention! dit-il enfin. Pas physiquement, mais moralement, vous comprenez? Moralement!…

Douglas Stone s’inclina en avant et se mit à jouer avec la frange du couvre-lit. Son bistouri lui échappa des mains: il tinta bruyamment sur le plancher.

– … Il y avait longtemps que j’avais l’intention de faire un petit exemple, dit suavement Lord Sannox. Votre billet de mercredi s’est trompé de destinataire, et je l’ai ici dans mon portefeuille. Pour exécuter cette idée je me suis donné un peu de peine… À propos, la blessure: c’est avec ma chevalière que je l’avais faite. Rien de dangereux, comme vous voyez…

Il jeta un regard aigu à son compagnon toujours silencieux, puis arma le petit revolver qu’il avait dans la poche de sa veste. Mais Douglas Stone s’était mis à mâchonner le couvre-lit.

– … Après tout, vous avez été fidèle au rendez-vous! murmura Lord Sannox.

Ce fut cette phrase qui déclencha le rire de Douglas Stone. Il partit d’un rire retentissant, interminable… Lord Sannox, lui, ne riait plus. Une sorte de frayeur durcit et accentua ses traits. Il sortit de la chambre sur la pointe des pieds. La vieille femme attendait devant la porte.

– Prenez soin de votre maîtresse quand elle se réveillera! commanda Lord Sannox.

Puis il sortit dans la rue. La voiture était toujours là.

Le cocher porta une main à son chapeau.

– John, dit Lord Sannox, vous ramènerez d’abord le docteur chez lui. Il aura besoin qu’on l’aide à descendre l’escalier, je crois. Vous direz à son maître d’hôtel qu’il s’est trouvé mal pendant une opération.

– Très bien, Monsieur.

– Puis, vous ramènerez à la maison Lady Sannox.

– Et pour Monsieur?…

– Oh, pendant quelques mois mon adresse sera Hotel di Roma, à Venise! Veillez à ce que l’on me fasse suivre le courrier. Et dites à Stevens qu’il organise pour lundi prochain l’exposition des chrysanthèmes pourpres. Il m’en câblera le résultat.

V Le trou du Blue John (The Terror of Blue John Gap)

Le récit qui va suivre a été trouvé parmi les papiers du docteur James Hardcastle, mort de phtisie le 4 février 1908 au 36 des Upper Coventry Flats, South Kensington. Ses meilleurs amis se sont refusés à exprimer une opinion sur cette relation d’un genre particulier, mais ils ont été unanimes à déclarer que le défunt possédait une tournure d’esprit scientifique et pondérée, qu’il n’avait rien d’un imaginatif et qu’il aurait été incapable d’inventer des événements sortant plus ou moins de l’ordinaire. Le récit était enfermé dans une enveloppe portant la suscription suivante: «Bref compte rendu des événements qui se sont déroulés aux environs de la ferme de Mademoiselle Allerton, dans le Derbyshire du nord-ouest, au cours du printemps de l’année dernière». L’enveloppe était cachetée à la cire. Sur le verso, figuraient ces lignes, écrites au crayon:

«Mon cher Seaton,

«Vous apprendrez certainement avec intérêt, peut-être avec chagrin, que l’incrédulité avec laquelle vous avez accueilli mon histoire m’a empêché de rouvrir la bouche sur ce sujet. Je laisse donc ce document dans mes papiers; après ma mort, des étrangers me témoigneront peut-être plus de confiance que mon ami.»

Les recherches entreprises pour identifier ce Seaton n’ont pas abouti. Je me permets d’ajouter que le séjour du défunt à la ferme Allerton, ainsi que l’exposé général des circonstances (je ne parle pas de l’explication qu’il en donne) ont été formellement vérifiés. J’arrête là cet avant-propos pour transcrire son récit tel qu’il a été trouvé.

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