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17 avril. – Déjà je sens le bénéfice que m’apporte cet air miraculeux des hautes terres. La ferme des Allerton est située à cinq cents mètres au-dessus du niveau de la mer: le climat est donc tonifiant. En dehors de mes quintes habituelles du matin, je n’éprouve aucun malaise; avec le lait frais et le mouton du pays, je vais probablement prendre du poids. Je crois que Saunderson sera satisfait.

Les deux demoiselles Allerton sont délicieusement originales et aimables: vieilles filles l’une comme l’autre, également petites mais aussi également laborieuses, elles sont disposées à prodiguer à un étranger malade tout le cœur qu’elles auraient consacré à un mari et à des enfants. Vraiment, la vieille fille est un être bien utile! L’une des forces que la société tient en réserve… On a tendance à considérer les vieilles filles comme des femmes inutiles; mais que ferait le pauvre homme inutile sans leur assistance dévouée? À propos, elles ont très rapidement laissé échapper dans leur simplicité le motif pour lequel Saunderson m’avait recommandé leur maison. Le Professeur, qui s’est fait tout seul a été dans sa jeunesse garçon de ferme aux environs.

L’endroit est très isolé; les promenades ne manquent pas de pittoresque. La ferme comporte des pâturages sis au fond d’une vallée accidentée. De chaque côté se dressent des collines fantastiques de calcaire; leurs rocs en sont si fins que l’on peut les casser avec les mains. Toute cette campagne sonne creux. Si je pouvais la frapper avec un marteau gigantesque, elle résonnerait comme un tambour, à moins qu’elle ne s’effondre et n’expose au jour une mer souterraine. Oui, il doit certainement exister une mer importante, car de tous côtés des ruisseaux serpentent à flanc de montagne, disparaissent sous terre et ne reparaissent jamais. Partout au milieu des roches il y a des excavations; si l’on s’y engage, on pénètre dans de grandes cavernes qui s’enfoncent avec mille détours jusqu’aux entrailles de la terre. J’ai une petite lanterne de bicyclette; et c’est toujours pour moi une grande joie de l’emporter dans ces solitudes mystérieuses, et d’admirer les effets de noir et de blanc quand je projette sa lumière sur les stalactites qui drapent leurs voûtes élevées. Éteignez la lampe: vous voilà dans les ténèbres les plus sombres. Allumez-la: c’est une féerie des Mille et Une Nuits.

L’une de ces bizarres excavations m’intéresse particulièrement, car elle est un chef-d’œuvre de l’homme, et non de la nature. Avant de venir ici, je n’avais jamais entendu parler du Blue John. C’est le nom donné à un minéral d’une magnifique couleur de pourpre, qu’on ne trouve que dans deux ou trois régions du monde. Il est si rare qu’un simple vase de Blue John vaudrait très cher. Les Romains, avec leur instinct extraordinaire, l’avaient découvert dans cette vallée, et ils avaient creusé un puits horizontal très profond à flanc de montagne. Leur mine a été appelée le trou du Blue John: une arche taillée dans le roc sert d’ouverture; des buissons la recouvrent. Les mineurs romains ont creusé là un beau couloir qui traverse plusieurs grandes cavernes rongées par l’eau, si bien que si l’on s’enfonce dans le trou du Blue John, il vaut mieux marquer ses repères et être muni d’une bonne provision de bougies; sinon on risquerait fort de ne plus revoir la lumière du jour. Je ne m’y suis pas encore risqué; mais aujourd’hui je me suis arrêté à l’entrée de la voûte et, fouillant du regard les recoins sombres que j’entrevoyais à l’intérieur, je me suis promis que, sitôt rétabli, je consacrerais des vacances à explorer ces mystères souterrains pour voir jusqu’à quelle profondeur les Romains avaient pénétré dans les collines du Derbyshire.

Comme les paysans sont superstitieux! Le jeune Armitage m’avait pourtant fait une excellente impression: il a du caractère et il est instruit; je le situais au-dessus de sa situation sociale réelle. Or, pendant que je me trouvais devant le trou du Blue John, il a traversé le pré pour venir me dire:

– Hé bien, docteur, vous n’avez pas peur, vous au moins!

– Peur? Et de quoi aurais-je peur?

– D’elle, m’a-t-il répondu en désignant du pouce la voûte noire. De la Bête qui habite la caverne du Blue John!

La facilité avec laquelle les légendes se propagent dans une région isolée est incroyable! Je l’ai interrogé sur l’origine de sa conviction. Il semble établi que de temps en temps des moutons disparaissent des herbages. Armitage affirme qu’ils sont enlevés. Il se refuse absolument à croire qu’ils se soient éloignés tout seuls, et égarés dans les montagnes. Une fois on aurait découvert une mare de sang et quelques touffes de laine. Mais là encore une explication naturelle s’impose! En outre, les moutons ne disparaissent que pendant des nuits sans lune, très noires; j’ai objecté, bien entendu, qu’un banal voleur de bétail choisirait de préférence des nuits bien noires pour exercer sa coupable industrie. Une autre fois, un trou aurait été creusé dans un mur, et des pierres auraient été transportées et dispersées à une distance considérable; à mon avis, c’était aussi l’œuvre d’un homme ou de plusieurs. Finalement Armitage a résumé toute son argumentation en me racontant qu’il avait bel et bien entendu la Bête, et que n’importe qui pourrait l’entendre à condition de se poster assez longtemps auprès du trou. C’était un rugissement lointain, d’une puissance formidable. Je n’ai pu que sourire, puisque je connais les échos extraordinaires que produit une canalisation d’eau courante souterraine, circulant parmi les gouffres d’une formation calcaire. Mon incrédulité a déconcerté Armitage, qui m’a quitté un peu brusquement.

Mais voici le plus étrange de cette affaire. J’étais demeuré debout à l’entrée de la caverne, et je réfléchissais à toutes les explications qu’autorisaient les faits cités par Armitage, quand tout à coup, des profondeurs du trou, a surgi un son absolument extraordinaire. Comment le décrire? En premier lieu, il semblait provenir d’une grande distance, jaillir du centre même du globe. Deuxièmement, malgré cet éloignement, il était assurément très puissant. Enfin, il ne s’agissait pas d’un grondement ni d’une débâcle qui évoquent aussitôt une cascade ou la chute d’un rocher; c’était une sorte de geignement aigu, frémissant, vibrant, qui ressemblait au hennissement d’un cheval. Sans contestation possible je me trouvais devant quelque chose de tout à fait remarquable, et il me fallait accorder un sens nouveau aux propos d’Armitage. J’ai attendu pendant une bonne demi-heure devant le trou du Blue John, mais je n’ai plus rien entendu; aussi suis-je reparti pour la ferme, fort intrigué par l’incident. Décidément, j’explorerai cette caverne quand j’aurai repris des forces! Certes l’explication d’Armitage est trop absurde pour mériter une discussion; il n’empêche que ce son était bien étrange. Il résonne encore dans mes oreilles pendant que j’écris.

20 avril. – Ces trois derniers jours, je me suis livré à quelques expéditions autour du trou du Blue John; j’ai même pénétré dans l’intérieur, mais sans m’engager bien loin, car la lanterne de ma bicyclette n’est vraiment pas assez puissante. Je veux procéder à une exploration systématique. Je n’ai entendu aucun bruit comparable à celui que j’ai surpris l’autre jour, si bien que j’en viens à me demander si je n’ai pas été victime d’une hallucination provoquée, peut-être, par mon entretien avec Armitage. Bien sûr, son idée ne tient pas debout! Néanmoins je dois avouer que les buissons qui bouchent plus ou moins l’entrée du trou ont bien l’air d’avoir été écartés et foulés par une grosse bête. Je commence à me passionner. Je n’en ai pas soufflé mot aux demoiselles Allerton: elles sont déjà bien assez superstitieuses! Mais j’ai acheté des bougies et j’enquêterai tout seul.

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