Литмир - Электронная Библиотека

– Voilà un objet curieux, lui ai-je dit. Quelle est son histoire?

– Ah! C’est exactement la question que je me suis posée plusieurs fois. Prenez-le dans votre main et examinez-le…

J’ai fait ce qu’il me disait, et je me suis aperçu que l’entonnoir était non pas en bois mais en cuir, que le temps avait séché à un degré extrême. Il était de bonne taille; une fois plein, il devait contenir un litre de liquide. L’anneau de cuivre encerclait la partie la plus large, mais le bas du col était également pourvu d’une garniture métallique.

– … Qu’en pensez-vous? m’a demandé Dacre.

– Je suppose qu’il a appartenu à un négociant en vins ou à un malteur du moyen âge. J’ai vu en Angleterre des grosses bouteilles ventrues en cuir datant du XVIIe siècle: on les appelait des «black-jacks», des assommoirs; elles étaient de la même couleur et de la même robustesse que cet entonnoir.

– Je pense qu’il remonte approximativement à la même époque, m’a répondu son propriétaire, et qu’il servait sans doute à remplir un récipient. Mais sauf erreur de ma part, c’est un négociant bien particulier qui s’en servait pour remplir un tonneau non moins particulier. Ne remarquez-vous rien d’anormal au bas du col?

Je l’ai regardé à la lumière de la lampe, et j’ai constaté alors qu’à un endroit situé à une dizaine de centimètres au-dessus de l’étroit anneau de cuivre le col de l’entonnoir était éraflé, strié, comme si quelqu’un l’avait encoché avec un couteau émoussé. Sur cet endroit seulement, la surface noire manquait de rugosité.

– Quelqu’un a essayé de trancher le col.

– Trancher, vous croyez?

– Il est comme lacéré, déchiré. Quel qu’ait été l’instrument employé, il a fallu de la force pour imprimer ces marques sur une matière aussi dure! Mais vous, quelle est votre opinion? Je jurerais que vous en savez davantage que vous ne le dites.

Dacre a souri, et ses petits yeux malicieux m’ont révélé que je ne me trompais pas.

– Dans vos études de philosophie, m’a-t-il demandé, vous êtes-vous intéressé à la psychologie des rêves?

– J’ignorais qu’il existât une psychologie de ce genre.

– Mon cher Monsieur, voyez-vous ce rayon au-dessus de la vitrine des pierres précieuses? Il est surchargé de livres qui, depuis Albert le Grand, traitent de ce sujet. La psychologie des rêves est une science, tout comme les autres.

– Une science de charlatans!

– Le charlatan est toujours un pionnier. De l’astrologue est issu l’astronome; de l’alchimiste le chimiste; du mesmérien, le psychologue expérimental. Le charlatan d’hier est le professeur de demain. Un jour viendra où même ces choses subtiles et insaisissables que nous appelons rêves seront classées, cataloguées, systématisées. Ce jour-là, les recherches de nos amis, qui occupent tout ce rayon, ne seront plus un sujet de plaisanterie pour le mystique, mais les fondements d’une science.

– En supposant qu’il en soit ainsi, qu’a à voir la science des rêves avec un grand entonnoir de cuir cerclé de cuivre?

– Je vais vous le dire. Vous savez que je rémunère un agent qui est toujours à l’affût de raretés et de curiosités pour ma collection, Voici quelques jours, il a appris qu’un marchand des quais s’était procuré un certain nombre de vieilleries: elles avaient été trouvées dans le buffet d’une maison ancienne située dans le fond d’une rue du Quartier Latin. La salle à manger de cette maison est décorée d’un écusson avec armoiries: chevrons et barres rouges sur champ d’argent; une rapide enquête a prouvé qu’il s’agissait du blason de Nicolas de la Reynie, l’un des hauts fonctionnaires de Louis XIV. Aucun doute n’est permis: les autres vieilleries du buffet remontent au début du règne du Roi-Soleil. J’en déduis donc qu’ils appartenaient tous à ce Nicolas de la Reynie, lequel était lieutenant de police, donc chargé d’appliquer et de surveiller l’exécution des lois draconiennes de cette époque.

– Et alors?

– Je vous demande maintenant de reprendre l’entonnoir et d’examiner l’anneau supérieur en cuivre. N’y voyez-vous pas quelque chose qui ressemble à une lettre?…

Il y avait certainement diverses éraflures sur l’anneau de cuivre; le temps les avait presque effacées. Oui, il pouvait s’agir en effet de lettres; la dernière ressemblait vaguement à un B.

– … Vous distinguez bien un B?

– Oui.

– Moi aussi. Je suis certain d’ailleurs que c’est un B.

– Mais le gentilhomme dont vous avez mentionné le nom a un R comme initiale?

– Exact! Voilà le passionnant de l’affaire. Il possédait cet objet curieux, et cependant ledit objet portait les initiales de quelqu’un d’autre. Pourquoi?

– Je n’en sais rien. Et vous?

– Essayons de deviner. Un peu plus loin sur l’anneau de cuivre, ne voyez-vous pas une sorte de dessin?

– Si. Une couronne, n’est-ce pas?

– Incontestablement, c’est une couronne. Mais si vous la regardez au jour, vous vous apercevrez qu’il ne s’agit pas d’une couronne ordinaire. C’est une couronne blasonnée, symbole d’une dignité sociale. Elle est constituée par une alternance de quatre perles et de feuilles de fraisier: c’est la couronne d’un marquis. Nous pouvons par conséquent inférer que la personne dont la dernière initiale est un B avait le droit de porter cette petite couronne.

– Ce banal entonnoir en cuir aurait donc appartenu à un marquis?

Dacre a souri.

– Ou à un membre de la famille d’un marquis. Nous avons déduit tout cela de cet anneau gravé.

– Mais encore une fois, quel rapport avec les rêves?

Dois-je attribuer le subit sentiment de répulsion, d’horreur irraisonnée, qui m’a envahi alors à un certain regard que j’ai cru détecter chez Dacre, ou à je ne sais quel sous-entendu dans son comportement?

– J’ai reçu plus d’une fois des informations très importantes par l’entremise d’un rêve, m’a répondu mon compagnon sur le ton didactique qu’il affectionnait. J’ai maintenant pour règle, lorsque j’hésite sur un détail matériel, de placer l’objet en question à côté de moi pendant mon sommeil, et d’espérer fermement une illumination. Cette méthode ne me semble pas très ténébreuse, bien qu’elle n’ait pas été gratifiée à ce jour de la bénédiction de la science officielle. Selon ma théorie, tout objet ayant été intimement associé à n’importe quel paroxysme d’émotion humaine, joyeuse ou douloureuse, conserve une certaine atmosphère ou imprégnation qui peut se communiquer à un esprit sensible et réceptif. Par esprit sensible, je n’entends point un esprit anormal; je parle simplement d’un esprit exercé et cultivé, comme vous ou moi en possédons un.

– Vous voulez dire, par exemple, que si je dormais à côté de cette vieille épée qui est suspendue au mur, je pourrais rêver d’un incident sanglant auquel cette épée aurait participé?

6
{"b":"125223","o":1}