– Vous avez fort bien choisi votre exemple! En fait j’ai utilisé à propos de cette épée la méthode dont je vous ai parlé, et j’ai assisté pendant mon sommeil à la mort de son propriétaire: il a péri au cours d’une escarmouche que je n’ai pu situer avec précision mais qui a eu lieu à l’époque de la Fronde. Si vous voulez bien réfléchir, certaines de nos croyances populaires prouvent que nos ancêtres déjà avaient reconnu cette vérité que nous, avec notre sagesse, nous avons classée dans la catégorie des superstitions.
– Par exemple?
– Hé bien, lorsqu’on place le gâteau de noces sous l’oreiller afin que le dormeur ait des rêves agréables. Vous trouverez d’autres cas analogues dans une petite brochure que je suis en train d’écrire. Mais pour en revenir à notre problème, j’ai dormi une nuit avec cet entonnoir à côté de moi, et j’ai eu un rêve qui a projeté une étrange clarté sur son origine et l’usage qui en a été fait.
– Qu’avez-vous rêvé?
– J’ai rêvé…
Il s’est interrompu, et il a eu l’air soudain très intéressé.
– … Par saint George, voici une idée que je crois bonne! a-t-il repris. Ce serait en vérité une expérience fort instructive. Vous êtes un sujet psychique; vous avez des nerfs qui réagissent promptement à n’importe quelle impression…
– Je ne me suis jamais livré à des tests là-dessus.
– Hé bien, nous allons vous tester ce soir! Puis-je vous demander comme un grand service, puisque vous coucherez ici cette nuit, de dormir avec ce vieil entonnoir placé à côté de votre oreiller?
La requête me sembla absurde, grotesque; mais l’un de mes complexes est un appétit insatiable pour tout ce qui touche au fantastique ou au bizarre. Je ne croyais nullement à la théorie de Dacre, et je ne comptais guère sur le succès de son expérience; toutefois il ne me déplaisait pas que l’expérience fût tentée. Dacre, avec une grande gravité, a approché de la tête de mon divan un tabouret sur lequel il a installé l’entonnoir. Nous avons encore bavardé quelques instants; puis il m’a souhaité une bonne nuit et il m’a laissé seul.
Je suis resté un moment au coin du feu pour fumer une cigarette, et j’ai réfléchi à notre conversation. J’avais beau être sceptique, il y avait quelque chose de troublant dans l’assurance de Dacre; je me sentis impressionné par l’ambiance peu banale où je me trouvais, par cette chambre immense garnie d’objets tous étranges et parfois sinistres. Finalement je me suis déshabillé, j’ai éteint la lampe et je me suis couché. Après m’être tourné et retourné, je me suis endormi. Permettez-moi d’essayer de vous décrire avec le plus de précision possible le rêve que j’ai fait; ses péripéties subsistent dans ma mémoire plus nettement que n’importe quelle scène à laquelle j’aurais réellement assisté.
Pour décor, une salle voûtée. Des angles, quatre tympans grimpaient vers un toit à l’arête vive. L’architecture était fruste, mais solide. Cette salle faisait certainement partie d’un grand bâtiment.
Trois hommes en noir, coiffés de chapeaux de velours noir curieusement trop lourds de la calotte, étaient assis en rang sur une estrade à tapis rouge. Ils avaient l’air très solennels, très tristes. À gauche, deux hommes en robe longue tenaient chacun un portefeuille apparemment bourré de papiers. À droite, une petite blonde avec de bizarres yeux bleu clair, des yeux d’enfant, regardait de mon côté. Elle n’était plus dans la fleur de l’âge, mais elle était jeune encore. Potelée, rondelette, elle avait un maintien fier et assuré, le visage pâli mais serein. Curieux visage, avenant avec quelque chose de félin, comme un soupçon de cruauté, sur la petite bouche mince et droite et le menton bien en chair. Elle se drapait dans une sorte de robe ample et blanche. À côté d’elle un prêtre maigre et passionné lui parlait à l’oreille et levait continuellement un crucifix pour qu’elle l’eût en face des yeux. Elle tourna la tête, et regarda fixement, au-delà du crucifix, les trois hommes en noir qui étaient, je le pressentais, ses juges.
Les trois hommes se levèrent et dirent quelques mots que je n’entendis pas; c’était celui du milieu qui parlait. Puis ils sortirent de la pièce; les deux hommes aux portefeuilles les suivirent. Au même instant plusieurs individus vulgaires en justaucorps entrèrent dans la salle, retirèrent le tapis rouge, puis les planches qui constituaient l’estrade, bref mirent un peu d’ordre. Une fois cet écran disparu, je constatai la présence de meubles extraordinaires: l’un ressemblait à un lit avec des roulettes de bois à chaque bout et une manivelle pour en régler la longueur; un autre était un cheval de bois; il y avait également plusieurs cordes qui se balançaient par-dessus des poulies. On aurait dit un gymnase moderne.
Quand la salle fut prête, un nouveau personnage apparut sur la scène. C’était un homme grand et maigre, tout de noir vêtu. Sa figure décharnée et austère me fit frissonner. Ses habits luisaient de graisse et étaient couverts de taches. Il se comportait avec une dignité mesurée, impressionnante, comme si depuis son entrée il avait pris la direction des opérations. En dépit de son air de brute et de ses habits sordides, c’était maintenant son affaire à lui, sa salle à lui, et c’était à lui de commander. Son avant-bras gauche portait un rouleau de cordelettes, La dame le toisa d’un regard inquisiteur, mais sa physionomie ne s’altéra point: à l’assurance vint seulement s’ajouter un peu de défi. Le prêtre, lui, avait pâli; je vis la sueur perler sur son front haut et bombé; il joignit les mains pour prier; constamment il se penchait vers la dame pour lui murmurer des paroles d’exhortation.
L’homme en noir s’avança, prit l’une de ses cordelettes et noua ensemble les mains de la dame. Elle les lui avait tendues avec douceur. Puis il la saisit rudement par l’épaule et il la conduisit devant le cheval de bois, qui lui arrivait un peu au-dessus de la taille. Il la hissa dessus, l’y étendit sur le dos; elle regardait le plafond. Le prêtre, tremblant de tous ses membres, se rua hors de la salle. Les lèvres de la dame bougeaient rapidement; je n’entendais rien, mais je savais qu’elle priait. Ses jambes pendaient de chaque côté du cheval; je m’aperçus que les aides en justaucorps avaient ligoté ses chevilles et attaché les extrémités des cordes à des anneaux de fer enchâssés dans les salles du plancher.
Devant ces sinistres préparatifs, mon cœur défaillit. Fasciné cependant par l’horreur, je ne pouvais détourner mes yeux de ce tableau vivant. Un homme était entré, tenant un seau d’eau dans chaque main. Un deuxième pénétra à son tour, avec un troisième seau. Ils posèrent les seaux à côté du cheval de bois. Le deuxième avait apporté également une cuvette en bois avec un manche droit. Il la remit à l’homme en noir. Au même moment l’un des valets s’approcha; il tenait un objet foncé, dont la vue, même dans mon rêve, me rappela quelque chose. C’était un entonnoir de cuir. Avec une énergie abominable il l’enfonça… Mais je fus incapable d’en supporter davantage. Mes cheveux se dressèrent d’horreur. Je me tordis, je me débattis, je rompis les liens du sommeil et j’émergeai à la conscience en poussant un grand cri…
Je me suis découvert grelottant de terreur dans la grande bibliothèque; la lune répandait sa lumière blême par la fenêtre et projetait des nervures de noir et d’argent sur le mur opposé. Oh, quel soulagement que de se sentir de retour au XIXe siècle, de constater que j’avais quitté cette salle médiévale pour un monde dont les habitants avaient un cœur capable de leur inspirer des sentiments d’humanité! Je me suis assis sur mon divan, tremblant encore, l’esprit partagé entre la gratitude et l’épouvante. Penser que de telles choses s’accomplissaient, avaient pu s’accomplir, sans que Dieu eût frappé les scélérats qui les exécutaient! S’agissait-il d’une fiction née de mon imagination, ou d’un événement qui s’était réellement produit aux sombres jours de cruauté de l’histoire du monde? J’ai enfoui ma tête dans mes mains frémissantes. Et puis, tout à coup, mon cœur s’est arrêté de battre, et je n’ai même pas pu crier tant j’étais terrorisé. À travers l’obscurité de la bibliothèque, quelqu’un s’avançait vers moi.