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«J’ai dit que je planais en dessinant des cercles. J’ai réfléchi que je ferais beaucoup mieux de prospecter une zone plus étendue. Un chasseur qui se rend dans l’une des jungles de la terre ne la traverse-t-il pas d’un bout à l’autre dans l’espoir de découvrir son gibier? Or, selon mes déductions, la jungle de l’air que je visais devait se situer quelque part au-dessus du Wiltshire, c’est-à-dire sur mon sud-ouest. J’ai effectué un relèvement d’après le soleil, puisque le compas était hors d’usage et que je ne distinguais plus la terre, et j’ai foncé dans la direction voulue. Tout droit, parce que j’avais calculé qu’il ne me restait plus d’essence que pour une heure. Mais je pouvais m’offrir le luxe de l’épuiser jusqu’à la dernière goutte, car un magnifique vol plané me ramènerait sans encombre au sol.

«Soudain, j’ai senti quelque chose de neuf. Devant moi l’air avait perdu sa limpidité de cristal. Il contenait de longues formes tordues d’une matière que je ne pouvais comparer qu’à de la très fine fumée de cigarette. Leurs guirlandes, leurs couronnes roulaient lentement dans la lumière du soleil. Quand le monoplan a traversé cette matière inconnue, j’ai eu sur les lèvres un vague goût d’huile et la charpente de mon appareil s’est recouverte d’une écume graisseuse. Une matière organique infiniment subtile semblait être en suspension dans l’atmosphère. Était-ce de la vie? Cette matière inconsistante, rudimentaire, s’étirait sur plusieurs hectares puis s’effrangeait dans le vide. Non, ce n’était pas de la vie! Mais peut-être des vestiges de vie? Quelque chose comme une pâture de vie, la pâture d’une vie monstrueuse? La modeste graisse de l’océan est bien la pâture de la puissante baleine! J’étais en train d’y réfléchir quand, levant les yeux, j’ai été gratifié d’une vision absolument unique. Puis-je espérer vous la rapporter telle qu’elle m’est apparue mardi dernier?

«Imaginez une méduse telle qu’on en trouve dans les mers tropicales, en forme de cloche mais d’une taille énorme: beaucoup plus grosse, selon moi, que le dôme de l’église Saint-Paul. D’une couleur rose tendre veinée d’un vert délicat, elle avait une essence si subtile qu’elle n’était qu’une configuration féerique sur le ciel bleu foncé. Elle vibrait à une cadence paisible et régulière. Deux longues tentacules vertes, tombantes, qui se balançaient lentement d’avant en arrière et d’arrière en avant, la complétaient. Cette splendide vision est passée au-dessus de ma tête avec une dignité silencieuse; légère et fragile comme une bulle de savon, elle a poursuivi majestueusement sa route.

«J’avais fait virer mon appareil afin de mieux la contempler, mais tout à coup je me suis découvert escorté par une escadre de créatures analogues, de tailles diverses, la première étant de loin la plus grosse. Certaines me parurent très petites; mais la majorité avait la taille d’un ballon de taille moyenne. La délicatesse de leur contexture et de leurs teintes me rappelait le verre de Venise. Le rose et le vert pâle étaient les couleurs dominantes, mais elles s’irisaient quand le soleil jouait avec leurs formes graciles. Plusieurs centaines sont ainsi passées près de moi. Leurs formes et leur substance s’harmonisaient si parfaitement avec la pureté de ces altitudes qu’il était impossible de concevoir rien de plus beau.

«Mais bientôt mon attention a été captivée par un autre phénomène: les serpents de l’air extérieur. Imaginez de longs rouleaux minces, fantastiques, d’une matière qui ressemblait à de la vapeur: ils tournaient et se tordaient à une vitesse incroyable; l’œil pouvait à peine suivre leurs évolutions. Certains de ces animaux fantômatiques pouvaient avoir huit ou dix mètres de long, mais il était malaisé de chiffrer leur diamètre, tant leur contour était brumeux et semblait se fondre dans l’air. Ces serpents de l’air, d’un gris très clair, étaient striés à l’intérieur de lignes plus foncées qui donnaient l’impression d’un organisme réel. L’un d’entre eux m’a frôlé le visage: j’ai senti un contact froid et humide. Ils avaient l’air si peu matériels que je n’ai nullement pensé à un danger physique possible en les observant d’aussi près. Leurs formes étaient aussi dépourvues de consistance que l’écume d’une vague qui se brise.

«Une expérience plus terrible m’était réservée. Descendant d’une grande altitude, une tache de vapeur de pourpre m’a d’abord paru petite, mais elle a grossi rapidement en se rapprochant de moi. Bien que constituée par une sorte de substance transparente qui ressemblait à de la gelée, elle n’en avait pas moins un contour bien précis et une consistance plus solide que ce que j’avais vu jusqu’ici. J’ai relevé également des traces plus nettes d’un organisme physique: en particulier deux plaques rondes, assez larges, ombreuses, de chaque côté, qui pouvaient être des yeux, et entre eux un objet blanc très solide qui faisait saillie, et qui était aussi recourbé et paraissait aussi cruel que le bec d’un vautour.

«L’aspect global de ce monstre était formidable, menaçant. Il changeait constamment de couleur, virant d’un mauve très clair à un rouge sombre inquiétant. Je ne pouvais nier sa densité puisqu’il avait projeté une ombre en s’intercalant entre le soleil et l’avion. Sur la courbure supérieure de son corps il y avait trois grosses bosses que je ne saurais mieux décrire qu’en les comparant à des bulles énormes; j’ai pensé qu’elles devaient contenir une sorte de gaz extrêmement léger destiné à soutenir cette masse informe et demi-solide dans l’air raréfié. Se déplaçant rapidement, le monstre suivait sans effort la vitesse de mon monoplan; pendant une trentaine de kilomètres, il a plané au-dessus de moi, tel l’oiseau de proie qui se prépare à fondre sur sa victime. Pour progresser, sa méthode consistait à lancer devant lui quelque chose comme un long serpentin glutineux qui à son tour semblait tirer le reste du corps; il était si élastique, si gélatineux, qu’il ne conservait jamais la même forme pendant deux minutes consécutives; mais chaque modification le rendait plus menaçant, plus affreux.

«Je savais qu’il était mon ennemi. Chaque élément de son corps tout rouge proclamait son hostilité. Ses gros yeux imprécis ne me quittaient pas: ils étaient froids, impitoyables, animés d’une haine viscérale. J’ai baissé le nez de l’avion pour descendre et le fuir. Aussitôt, rapide comme l’éclair, une longue tentacule a jailli de cette masse flottante, et elle s’est abattue comme un coup de fouet sur le devant de mon appareil. Au contact du moteur brûlant j’ai entendu un sifflement aigu, et la tentacule a remonté dans l’air tandis que le corps du monstre se recroquevillait comme sous l’emprise d’une douleur subite. J’ai voulu plonger en piqué, mais à nouveau une tentacule est tombée sur l’avion: l’hélice l’a arrachée avec la même facilité que si elle avait fendu un tortillon de fumée. Un long rouleau gluant, poisseux, s’est alors posé derrière moi, s’est enroulé autour de ma taille pour me tirer hors du fuselage. Mes doigts se sont enfoncés dans une surface lisse comme de la glu, l’ont déchirée, et je me suis libéré un instant; mais immédiatement un autre rouleau m’a enlacé la jambe avec une brutalité telle que je suis presque tombé en arrière.

«Devant cette attaque, j’ai déchargé les deux canons de mon fusil. Certes je devais ressembler à un chasseur d’éléphants attaquant son gibier avec une petite sarbacane de poche; comment pouvais-je espérer qu’une arme humaine paralyserait une masse aussi monstrueuse? J’ai tout de même été bien inspiré car, dans un grand fracas, l’une des grosses bosses de la bête a explosé sous la décharge de mes plombs. J’avais deviné juste: ces bosses étaient bien gonflées de gaz. En effet mon ennemi a roulé sur le côté en se tordant désespérément pour retrouver son équilibre; le bec blanc s’entrouvrait et claquait de rage. Mais déjà j’avais entamé le piqué le plus audacieux que je pouvais me permettre, à pleins gaz; autrement dit, j’ai chu littéralement comme un aérolithe. Loin derrière moi une tache rouge terne se rapetissait rapidement, s’est fondue enfin dans le bleu du ciel. Ouf! J’étais sorti sain et sauf de cette terrible jungle de l’air extérieur.

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