– Ainsi donc, dit-il au bout de cinq minutes, c'est en face d'un général d'armée que j'ai l'honneur de dîner?
– Oh! mon Dieu, oui!
– Comment, vous soupirez en disant cela?
– Ah! c'est bien fatigant, allez.
– Sans doute, mais c'est honorable, mais c'est beau.
– Superbe! seulement je n'ai plus de silence aux offices… et avant-hier j'ai été obligé de supprimer un plat au souper.
– Supprimer un plat… et pourquoi donc?
– Parce que plusieurs de mes meilleurs soldats, je dois l'avouer, ont eu l'audace de trouver insuffisant le plat de raisiné de Bourgogne qu'on donne en troisième le vendredi.
– Voyez-vous cela!… insuffisant!… et quelle raison donnaient-ils de cette insuffisance?
– Ils prétendaient qu'ils avaient encore faim, et réclamaient quelque chair maigre, comme sarcelle, homard, ou poisson de haut goût. Comprenez-vous ces dévorants?
– Dame! s'ils font des exercices, ce n'est point étonnant qu'ils aient faim, ces moines.
– Où serait donc le mérite? dit frère Modeste; bien manger et bien travailler, c'est ce que peut faire tout le monde. Que diable! il faut savoir offrir ses privations au Seigneur, continua le digne abbé en empilant un quartier de jambon et de bœuf sur une bouchée déjà respectable de galantine dont frère Eusèbe n'avait point parlé, le mets étant trop simple, non pour être servi, mais pour figurer sur la carte.
– Buvez, Modeste, buvez, dit Chicot, vous allez vous étrangler, mon cher ami; vous devenez cramoisi.
– C'est d'indignation, répliqua le prieur en vidant son verre qui contenait une demi-pinte.
Chicot le laissa faire, puis lorsque Gorenflot eut reposé son verre sur la table:
– Voyons, dit Chicot, achevons votre histoire, elle m'intéresse vivement, parole d'honneur. Vous leur avez donc retiré un plat parce qu'ils trouvaient qu'ils n'avaient pas assez à manger.
– Tout juste.
– C'est ingénieux.
– Aussi la punition a-t-elle fait un rude effet; j'ai cru qu'on allait se révolter; les yeux brillaient, les dents claquaient. – Ils avaient faim, dit Chicot; ventre de biche! c'est bien naturel.
– Ils avaient faim, n'est-ce pas?
– Sans doute.
– Vous le dites? vous le croyez?
– J'en suis sûr.
– Eh bien! j'ai remarqué, ce soir-là, un fait bizarre et que je recommanderai à l'analyse de la science; j'ai donc appelé frère Borromée, en le chargeant de mes instructions touchant cette privation d'un plat, à laquelle j'ai ajouté, voyant la rébellion, privation de vin.
– Enfin? demanda Chicot.
– Enfin, pour couronner l'œuvre, j'ai commandé un nouvel exercice, voulant terrasser l'hydre de la révolte: les psaumes disent cela, vous savez; attendez donc: Cabis poriabis diagonem, eh! vous ne connaissez que cela, mordieu!
– Proculcabis draconem, fit Chicot en versant à boire au prieur.
– Draconem, c'est cela, bravo! À propos de dragon, mangez donc de cette anguille, elle emporte la bouche, c'est merveilleux!
– Merci, je ne puis plus respirer; mais racontez, racontez.
– Quoi?
– Votre fait bizarre.
– Lequel? je ne m'en souviens plus.
– Celui que vous vouliez recommander aux savants.
– Ah! oui, j'y suis, très bien.
– J'écoute.
– Je prescris donc un exercice pour le soir; je m'attendais à voir mes drôles exténués, hâves, suants, et j'avais préparé un sermon assez beau sur ce texte: Celui qui mange mon pain.
– Pain sec, dit Chicot.
– Précisément, pain sec, s'écria Gorenflot, en dilatant, par un rire cyclopéen, ses robustes mâchoires. J'aurais joué sur le mot, et d'avance j'en avais ri tout seul une heure, quand je me trouve au milieu de la cour en présence d'une troupe de gaillards animés, nerveux, bondissants comme des sauterelles, et ceci est l'illusion sur laquelle je veux consulter les savants.
– Voyons l'illusion.
– Et sentant le vin d'une lieue.
– Le vin! Frère Borromée vous avait donc trahi?
– Oh! je suis sûr de Borromée, s'écria Gorenflot, c'est l'obéissance passive en personne: je dirais à frère Borromée de se brûler à petit feu, qu'il irait à l'instant même chercher le gril et chaufferait les fagots.
– Ce que c'est que d'être mauvais physionomiste, dit Chicot en se grattant le nez, il ne me fait pas du tout cet effet-là, à moi.
– C'est possible, mais moi, je connais mon Borromée, vois-tu, comme je te connais, mon cher Chicot, dit dom Modeste qui devenait tendre en devenant ivre.
– Et tu dis qu'ils sentaient le vin?
– Borromée?
– Non, tes moines.
– Comme des futailles, sans compter qu'ils étaient rouges comme des écrevisses; j'en ai fait l'observation à Borromée.
– Bravo!
– Ah! c'est que je ne m'endors pas, moi.
– Et qu'a-t-il répondu?
– Attends, c'est fort subtil.
– Je le crois.
– Il a répondu que l'appétence très vive produit des effets pareils à ceux de la satisfaction.
– Oh! oh! fit Chicot; en effet, c'est fort subtil, comme tu dis, ventre de biche! C'est un homme très fort que ton Borromée; je ne m'étonne plus s'il a le nez et les lèvres si minces; et cela t'a convaincu?
– Tout à fait, et tu vas être convaincu toi-même; mais voyons, approche-toi un peu de moi, car je ne me remue plus sans étourdissement.
Chicot s'approcha. Gorenflot fit de sa large main un cornet acoustique qu'il appliqua sur l'oreille de Chicot.
– Eh bien? demanda Chicot.
– Attends donc, je me résume. Vous souvenez-vous du temps où nous étions jeunes, Chicot?
– Je m'en souviens.
– Du temps où le sang brûlait… où les désirs immodestes?…
– Prieur! prieur! fit le chaste Chicot.
– C'est Borromée qui parle, et je maintiens qu'il a raison; l'appétence ne produisait-elle point parfois les illusions de la réalité?