– Il faut attendre, mon enfant, dit frère Borromée avec une feinte soumission, démentie par le feu de ses regards.
– Mais que n'ordonnez-vous toujours que l'on distribue les armes? répliqua impétueusement Jacques en relevant ses manches retombées.
– Moi, ordonner?
– Oui, vous.
– Je ne commande pas, vous le savez bien, mon frère, reprit Borromée avec componction; ne voilà-t-il pas le maître là?
– Sur ce fauteuil… endormi… quand tout le monde veille, dit Jacques d'un ton moins respectueux qu'impatient… le maître?
Et un regard de superbe intelligence sembla vouloir pénétrer jusqu'au fond du cœur de frère Borromée.
– Respectons son rang et son sommeil, dit celui-ci en s'avançant au milieu de la chambre, et cela si malheureusement, qu'il renversa un escabeau sur le parquet.
Bien que le tapis eût amorti le bruit du tabouret comme il avait amorti celui du coup de talon de frère Jacques, dom Modeste, à ce bruit, fit un bond et s'éveilla.
– Qui va là? s'écria-t-il de la voix tressaillante d'une sentinelle endormie.
– Seigneur prieur, dit frère Borromée, pardonnez si nous troublons votre pieuse méditation; mais je viens prendre vos ordres.
– Ah! bonjour, frère Borromée, fit Gorenflot avec un léger signe de tête.
Puis après un moment de réflexion, pendant lequel il était évident qu'il venait de tendre toutes les cordes de sa mémoire:
– Quels ordres? demanda-t-il en clignant trois ou quatre fois des yeux.
– Relativement aux armes et aux armures.
– Aux armes? aux armures? demanda Gorenflot.
– Sans doute, Votre Seigneurie a commandé d'apporter des armes et des armures.
– À qui cela?
– À moi.
– À vous?… J'ai commandé des armes, moi?
– Sans aucun doute, seigneur prieur, dit Borromée d'une voix égale et ferme.
– Moi! répéta dom Modeste au comble de l'étonnement, moi! et quand cela?
– Il y a huit jours.
– Ah! s'il y a huit jours… Mais pourquoi faire, des armes?
– Vous m'avez dit, seigneur, et je vais répéter vos propres paroles, vous m'avez dit: Frère Borromée, il serait bon de se procurer des armes pour armer nos moines et nos frères; les exercices gymnastiques développent les forces du corps, comme les pieuses exhortations développent celles de l'esprit.
– J'ai dit cela? fit Gorenflot.
– Oui, révérend prieur, et moi, frère indigne et obéissant, je me suis hâté d'accomplir vos ordres, et je me suis procuré des armes de guerre.
– Voilà qui est étrange, murmura Gorenflot, je ne me souviens de rien de tout cela.
– Vous avez même ajouté, révérend prieur, ce texte latin: Militat spiritu, militat gladio.
– Oh! s'écria dom Modeste en ouvrant démesurément les yeux, j'ai ajouté le texte?
– J'ai la mémoire fidèle, révérend prieur, répondit Borromée en baissant modestement ses paupières.
– Si je l'ai dit, reprit Gorenflot en secouant doucement la tête de haut en bas, c'est que j'ai eu mes raisons pour le dire, frère Borromée. En effet, cela a toujours été mon opinion, qu'il fallait exercer le corps; et quand j'étais simple moine, j'ai combattu de la parole et de l'épée: Militat… spiritus… Très bien, frère Borromée; c'était une inspiration du Seigneur.
– Je vais donc achever d'exécuter vos ordres, révérend prieur, dit Borromée en se retirant avec frère Jacques, qui, tout frissonnant de joie, le tirait par le bas de sa robe.
– Allez, dit majestueusement Gorenflot.
– Ah! seigneur prieur, reprit frère Borromée en rentrant quelques secondes après sa disparition, j'oubliais…
– Quoi?
– Il y a au parloir un ami de Votre Seigneurie qui demande à vous parler.
– Comment se nomme-t-il?
– Maître Robert Briquet.
– Maître Robert Briquet, reprit Gorenflot, ce n'est point un ami, frère Borromée, c'est une simple connaissance.
– Alors Votre Révérence ne le recevra point?
– Si fait, si fait, dit nonchalamment Gorenflot, cet homme me distrait; faites-le monter.
Frère Borromée salua une seconde fois et sortit. Quant à frère Jacques, il n'avait fait qu'un bond de l'appartement du prieur à la chambre où étaient déposées les armes.
Cinq minutes après, la porte se rouvrit et Chicot parut.
XX Les deux amis
Dom Modeste ne quitta point la position béatement inclinée qu'il avait prise.
Chicot traversa la chambre pour venir à lui.
Seulement le prieur voulut bien pencher doucement sa tête pour indiquer au nouveau venu qu'il l'apercevait.
Chicot ne parut pas un seul instant s'étonner de l'indifférence du prieur; il continua de marcher, puis, lorsqu'il fut à une distance respectueusement mesurée, il le salua.
– Bonjour, monsieur le prieur, dit-il.
– Ah! vous voilà, fit Gorenflot, vous ressuscitez à ce qu'il paraît?
– Est-ce que vous m'avez cru mort, monsieur le prieur.
– Dame! on ne vous voyait plus.
– J'avais affaire.
– Ah!
Chicot savait qu'à moins d'être échauffé par deux ou trois bouteilles de vieux bourgogne, Gorenflot était avare de paroles. Or, comme selon toute probabilité, vu l'heure peu avancée de la journée, Gorenflot était encore à jeun, il prit un bon fauteuil et s'installa silencieusement au coin de la cheminée, en étendant ses pieds sur les chenets et en appuyant ses reins au dossier moelleux.
– Est-ce que vous déjeunerez avec moi, monsieur Briquet? demanda dom Modeste.
– Peut-être, seigneur prieur.
– Il ne faudrait pas m'en vouloir, monsieur Briquet, s'il me devenait impossible de vous donner tout le temps que je voudrais.
– Eh! qui diable vous demande votre temps, monsieur le prieur? ventre de biche! je ne vous demandais pas même à déjeuner, et c'est vous qui me l'avez offert.
– Assurément, monsieur Briquet, fit dom Modeste avec une inquiétude que justifiait le ton assez ferme de Chicot; oui, sans doute, je vous ai offert, mais…