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Votre affectionné HENRI, qui vous prie de ne pas l'oublier dans vos saintes prières.»

Qu'on juge si un pareil autographe, sorti tout entier d'une main royale, fit ouvrir de grands yeux au prieur, s'il admira la puissance du génie de Chicot, et s'il se hâta de prendre son vol vers les honneurs qui l'attendaient.

Car l'ambition avait poussé autrefois déjà, on se le rappelle, un de ces tenaces surgeons dans le cœur de Gorenflot, dont le prénom avait toujours été Modeste, et qui, depuis déjà qu'il était prieur de Beaune, s'appelait dom Modeste Gorenflot.

Tout s'était passé à la fois selon les désirs du roi et de Chicot. Un fagot d'épines, destiné à représenter physiquement et allégoriquement le cadavre, avait été enterré au soleil, au milieu des fleurs, sous un beau cep de vigne; puis, une fois mort et enterré en effigie, Chicot avait aidé Gorenflot à faire son déménagement.

Dom Modeste s'était vu installer en grande pompe au prieuré des Jacobins. Chicot avait choisi la nuit pour se glisser dans Paris. Il avait acheté, près de la porte Bussy, une petite maison qui lui avait coûté trois cents écus; et quand il voulait aller voir Gorenflot, il avait trois routes: celle de la ville, qui était plus courte; celle des bords de l'eau, qui était la plus poétique; enfin celle qui longeait les murailles de Paris, qui était la plus sûre.

Mais Chicot, qui était un rêveur, choisissait presque toujours celle de la Seine; et comme, en ce temps, le fleuve n'était pas encore encaissé dans des murs de pierre, l'eau venait, comme dit le poète, lécher ses larges rives, le long desquelles, plus d'une fois, les habitants de la Cité purent voir la longue silhouette de Chicot se dessiner par les beaux clairs de lune.

Une fois installé, et ayant changé de nom, Chicot s'occupa à changer de visage: il s'appelait Robert Briquet, comme nous le savons déjà, et marchait légèrement courbé en avant; puis l'inquiétude et le retour successif de cinq ou six années l'avaient rendu à peu près chauve, si bien que sa chevelure d'autrefois, crépue et noire, s'était, comme la mer au reflux, retirée de son front vers la nuque.

En outre, comme nous l'avons dit, il avait travaillé cet art si cher aux mimes anciens, qui consiste à changer, par de savantes contractions, le jeu naturel des muscles et le jeu habituel de la physionomie. Il était résulté de cette étude assidue que, vu au grand jour, Chicot était, lorsqu'il voulait s'en donner la peine, un Robert Briquet véritable, c'est-à-dire un homme dont la bouche allait d'une oreille à l'autre, dont le menton touchait le nez, et dont les yeux louchaient à faire frémir; le tout sans grimaces, mais non sans charme pour les amateurs du changement, puisque de fine, longue et anguleuse qu'elle était, sa figure était devenue large, épanouie, obtuse et confite.

Il n'y avait que ses longs bras et ses jambes immenses que Chicot ne put raccourcir; mais, comme il était fort industrieux, il avait, ainsi que nous l'avons dit, courbé son dos, ce qui lui faisait les bras presque aussi longs que les jambes.

Il joignit à ces exercices physionomiques la précaution de ne lier de relations avec personne. En effet, si disloqué que fût Chicot, il ne pouvait éternellement garder la même posture. Comment alors paraître bossu à midi, quand on avait été droit à dix heures, et quel prétexte à donner à un ami qui vous voit tout à coup changer de figure, parce qu'en vous promenant avec lui vous rencontrez par hasard un visage suspect.

Robert Briquet pratiqua donc la vie de reclus; elle convenait d'ailleurs à ses goûts; toute sa distraction était d'aller rendre visite à Gorenflot, et d'achever avec lui ce fameux vin de 1550, que le digne prieur s'était bien gardé de laisser dans les caves de Beaune.

Mais les esprits vulgaires sont sujets au changement, comme les grands esprits: Gorenflot changea, non pas physiquement.

Il vit en sa puissance, et à sa discrétion, celui qui jusque-là avait tenu ses destinées entre ses mains. Chicot venant dîner au prieuré lui parut un Chicot esclave, et Gorenflot, à partir de ce moment, pensa trop de soi, et pas assez de Chicot.

Chicot vit sans s'offenser le changement de son ami: ceux qu'il avait éprouvés près du roi Henri l'avaient façonné à cette sorte de philosophie. Il s'observa davantage, et ce fut tout. Au lieu d'aller tous les deux jours au prieuré, il n'y alla plus qu'une fois la semaine, puis tous les quinze jours, enfin tous les mois. Gorenflot était si gonflé qu'il ne s'en aperçut pas.

Chicot était trop philosophe pour être sensible; il rit sous cap de l'ingratitude de Gorenflot et se gratta le nez et le menton, selon son ordinaire.

– L'eau et le temps, dit-il, sont les deux plus puissants dissolvants que je connaisse: l'un fend la pierre, l'autre l'amour-propre. Attendons; et il attendit.

Il était dans cette attente lorsque arrivèrent les événements que nous venons de raconter, et au milieu desquels il lui parut surgir quelques-uns de ces événements nouveaux qui présagent les grandes catastrophes politiques. Or comme son roi, qu'il aimait toujours, tout trépassé qu'il était, lui parut, au milieu des événements futurs, courir quelques dangers analogues à ceux dont il l'avait déjà préservé, il prit sur lui de lui apparaître à l'état de fantôme, et, dans ce seul but, de lui présager l'avenir. Nous avons vu comment l'annonce de l'arrivée prochaine de M. de Mayenne, annonce enveloppée dans le renvoi de Joyeuse, et que Chicot, avec son intelligence de singe, avait été chercher au fond de son enveloppe, avait fait passer Chicot de l'état de fantôme à la condition de vivant, et de la position de prophète à celle d'ambassadeur.

Maintenant que tout ce qui pourrait paraître obscur dans notre récit est expliqué, nous reprendrons, si nos lecteurs le veulent bien, Chicot à sa sortie du Louvre, et nous le suivrons jusqu'à sa petite maison du carrefour Bussy.

XVII La Sérénade.

Pour aller du Louvre chez lui, Chicot n'avait pas longue route à faire.

Il descendit sur la berge, et commença à traverser la Seine sur un petit bateau qu'il dirigeait seul, et que, de la rive de Nesle, il avait amené et amarré au quai désert du Louvre.

– C'est étrange, disait-il, en ramant et en regardant, tout en ramant, les fenêtres du palais dont une seule, celle de la chambre du roi, demeurait éclairée, malgré l'heure avancée de la nuit; c'est étrange, après bien des années, Henri est toujours le même: d'autres ont grandi, d'autres se sont abaissés, d'autres sont morts, lui a gagné quelques rides au visage et au cœur, voilà tout; c'est éternellement le même esprit, faible et distingué, fantasque et poétique; c'est éternellement cette même âme égoïste, demandant toujours plus qu'on ne peut lui donner, l'amitié à l'indifférence, l'amour à l'amitié, le dévoûment à l'amour, et malheureux roi, pauvre roi, triste, avec tout cela, plus qu'aucun homme de son royaume. Il n'y a en vérité que moi, je crois, qui ai sondé ce singulier mélange de débauche et de repentir, d'impiété et de superstition, comme il n'y a que moi aussi qui connaisse le Louvre, dans les corridors duquel tant de favoris ont passé allant à la tombe, à l'exil ou à l'oubli; comme il n'y a que moi qui manie sans danger et qui joue avec cette couronne qui brûle la pensée de tant de gens, en attendant qu'elle leur brûle les doigts.

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