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Tout à coup, et tandis que Chicot était tout absorbé dans ces observations, un cavalier, suivi de deux écuyers, parut à l'angle de la rue, et chassa énergiquement, à coups de houssine, les curieux qui s'obstinaient à faire galerie aux musiciens.

– M. Joyeuse, murmura Chicot, qui reconnut dans le cavalier le grand-amiral de France, botté et éperonné par ordre du roi.

Les curieux dispersés, l'orchestre se tut.

Probablement un signe du maître lui avait imposé le silence.

Le cavalier s'approcha du gentilhomme caché sous l'auvent.

– En bien! Henri, lui demanda-t-il, quoi de nouveau?

– Rien, mon frère, rien.

– Rien!

– Non, elle n'a pas même paru.

– Ces drôles n'ont donc point fait vacarme!

– Ils ont assourdi tout le quartier.

– Ils n'ont donc pas crié, comme on le leur avait recommandé, qu'ils jouaient en l'honneur de ce bourgeois?

– Ils l'ont si bien crié qu'il est là en personne, sur son balcon, écoutant la sérénade.

– Et elle n'a point paru?

– Ni elle ni personne.

– L'idée était ingénieuse, cependant, dit Joyeuse piqué, car enfin elle pouvait, sans se compromettre, faire comme tous ces braves gens et profiter de la musique donnée à son voisin.

Henri secoua la tête.

– Ah! l'on voit bien que vous ne la connaissez point, mon frère, dit-il.

– Si fait, si fait, je la connais; c'est-à-dire que je connais toutes les femmes, et comme elle est comprise dans le nombre, eh bien! ne nous décourageons pas.

– Oh! mon Dieu, mon frère, vous me dites cela d'un ton tout découragé.

– Pas le moins du monde; seulement à partir d'aujourd'hui, il faut que chaque soir le bourgeois ait sa sérénade.

– Mais elle va déménager.

– Pourquoi, si tu ne dis rien, si tu ne la désignes pas, si tu restes toujours caché? Le bourgeois a-t-il parlé quand on lui a fait cette galanterie?

– Il a harangué l'orchestre. Eh! tenez, mon frère, le voilà qui va parler encore.

En effet, Briquet, décidé à tirer la chose au clair, se levait pour interroger une seconde fois le chef de l'orchestre.

– Taisez-vous, là-haut, et rentrez, cria Anne de mauvaise humeur; que diable! puisque vous avez eu votre sérénade, vous n'avez rien à dire, tenez-vous donc en repos.

– Ma sérénade, ma sérénade, répondit Chicot de l'air le plus gracieux; mais je veux savoir au moins à qui elle est adressée, ma sérénade.

– À votre fille, imbécile!

– Pardon, monsieur, mais je n'ai pas de fille.

– À votre femme alors.

– Grâce à Dieu! je ne suis pas marié.

– Alors à vous, à vous en personne.

– Oui, à toi, et si tu ne rentres pas.

Joyeuse, joignant l'effet à la menace, poussa son cheval vers le balcon de Chicot, et cela, tout au travers des instrumentistes.

– Ventre de biche! cria Chicot, si la musique est pour moi, qui donc vient ici m'écraser ma musique?

– Vieux fou! grommela Joyeuse en levant la tête, si tu ne caches pas ta laide figure dans ton nid de corbeau, les musiciens vont te casser leurs instruments sur la nuque.

– Laissez ce pauvre homme, mon frère, dit du Bouchage; le fait est qu'il doit être fort étonné.

– Et pourquoi s'étonne-t-il, morbleu! D'ailleurs tu vois bien qu'en faisant naître une querelle, nous attirerons quelqu'un à la fenêtre; donc, rossons le bourgeois, brûlons sa maison s'il le faut, mais, corbleu! remuons-nous, remuons-nous!

– Par pitié, mon frère, dit Henri, n'extorquons pas l'attention de cette femme, nous sommes vaincus; résignons-nous.

Briquet n'avait pas perdu un mot de ce dernier dialogue qui avait introduit un grand jour dans ses idées encore confuses; il faisait donc mentalement ses préparatifs de défense, connaissant l'humeur de celui qui l'attaquait.

Mais Joyeuse, se rendant au raisonnement de Henri, n'insista point davantage; il congédia pages, valets, musiciens et maestro.

Puis tirant son frère à part:

– Tu me vois au désespoir, dit-il, tout conspire contre nous.

– Que veux-tu dire?

– Le temps me manque pour t'aider.

– En effet, tu es en costume de voyage, je n'avais point encore remarqué cela.

– Je pars cette nuit pour Anvers avec une mission du roi.

– Quand donc te l'a-t-il donnée?

– Ce soir.

– Mon Dieu!

– Viens avec moi, je t'en supplie?

Henri laissa tomber ses bras.

– Me l'ordonnez-vous, mon frère? demanda-t-il, pâlissant à l'idée de ce départ.

Anne fit un mouvement.

– Si vous l'ordonnez, continua Henri, j'obéirai.

– Je te prie, du Bouchage, rien autre chose.

– Merci, mon frère.

Joyeuse haussa les épaules.

– Tant que vous voudrez, Joyeuse; mais, voyez-vous, s'il me fallait renoncer à passer les nuits dans cette rue, s'il me fallait cesser de regarder cette fenêtre…

– Eh bien?

– Je mourrais.

– Pauvre fou!

– Mon cœur est là, voyez-vous, mon frère, dit Henri en étendant la main vers la maison, ma vie est là; ne me demandez pas de vivre, si vous m'arrachez le cœur de la poitrine.

Le duc croisa ses bras avec une colère mêlée de pitié, mordit sa fine moustache, et après avoir réfléchi pendant quelques minutes de silence:

– Si notre père vous priait, Henri, dit-il, de vous laisser soigner par Miron, qui est un philosophe en même temps que médecin…

– Je répondrais à notre père que je ne suis point malade, que ma tête est saine, et que Miron ne guérit pas du mal d'amour.

– Il faut donc adopter votre façon de voir, Henri; mais pourquoi irais-je m'inquiéter? Cette femme est femme, vous êtes persévérant, rien n'est donc désespéré, et à mon retour je vous verrai plus allègre, plus jovial et plus chantant que moi.

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