D'ailleurs, concluait-il, le vin est plus moral que l'amour.
À ces paroles, dame Fournichon haussait à son tour des épaules assez dodues pour qu'on interprétât malignement ses idées en matière de moralité.
Les choses en étaient dans le ménage Fournichon à cet état de schisme, et les deux époux végétaient au carrefour Bussy, comme ils avaient végété rue Saint-Honoré, quand une circonstance imprévue vint changer la face des choses et faire triompher les opinions de maître Fournichon, à la plus grande gloire de cette digne enseigne, où chaque règne de la nature avait son représentant.
Un mois avant le supplice de Salcède, à la suite de quelques exercices militaires qui avaient eu lieu dans le Pré-aux-Clercs, dame Fournichon et son époux étaient installés, selon leur habitude, chacun à une tourelle angulaire de leur établissement, oisifs, rêveurs et froids, parce que toutes les tables et toutes les chambres de l'hôtellerie du Fier Chevalier étaient complètement vides.
Ce jour-là le Rosier d'Amour n'avait pas donné de roses.
Ce jour-là, l'Épée du fier Chevalier avait frappé dans l'eau.
Les deux époux regardaient donc tristement la plaine d'où disparaissaient, s'embarquant dans le bac de la tour de Nesle pour retourner au Louvre, les soldats qu'un capitaine venait de faire manœuvrer, et tout en les regardant et en gémissant sur le despotisme militaire qui forçait de rentrer à leur corps de garde des soldats qui devaient naturellement être si altérés, ils virent ce capitaine mettre son cheval au trot et s'avancer, avec un seul homme d'ordonnance, dans la direction de la porte Bussy.
Cet officier tout emplumé, tout fier sur son cheval blanc, et dont l'épée au fourreau doré relevait un beau manteau de drap de Flandre, fut en dix minutes en face de l'hôtellerie.
Mais comme ce n'était pas à l'hôtellerie qu'il se rendait, il allait passer outre, sans avoir même admiré l'enseigne, car il paraissait soucieux et préoccupé, ce capitaine, quand maître Fournichon, dont le cœur défaillait à l'idée de ne pas étrenner ce jour-là, se pencha hors de sa tourelle en disant:
– Vois donc, femme, le beau cheval!
Ce à quoi madame Fournichon, saisissant la réplique en hôtelière accorte, ajouta:
– Et le beau cavalier donc!
Le capitaine, qui ne paraissait pas insensible aux éloges, de quelque part qu'ils lui vinssent, leva la tête comme s'il se réveillait en sursaut. Il vit l'hôte, l'hôtesse et l'hôtellerie, arrêta son cheval et appela son ordonnance.
Puis, toujours en selle, il regarda fort attentivement la maison et le quartier.
Fournichon avait dégringolé quatre à quatre les marches de son escalier et se tenait à la porte, son bonnet roulé entre ses deux mains.
Le capitaine, ayant réfléchi quelques instants, descendit de cheval.
– N'y a-t-il personne ici? demanda-t-il.
– Pour le moment, non, monsieur, répondit l'hôte humilié.
Et il s'apprêtait à ajouter:
– Ce n'est cependant pas l'habitude de la maison.
Mais dame Fournichon, comme presque toutes les femmes, était plus perspicace que son mari; elle se hâta, en conséquence, de crier du haut de sa fenêtre:
– Si monsieur cherche la solitude, il sera parfaitement chez nous.
Le cavalier leva la tête, et voyant cette bonne figure, après avoir entendu cette bonne réponse, il répliqua:
– Pour le moment, oui; c'est justement ce que je cherche, ma bonne femme.
Dame Fournichon se précipita aussitôt à la rencontre du voyageur, en se disant:
– Pour cette fois, c'est le Rosier d'Amour qui étrenne, et non l'Épée du fier Chevalier.
Le capitaine qui, à cette heure, attirait l'attention des deux époux, et qui mérite d'attirer en même temps celle du lecteur, ce capitaine était un homme de trente à trente-cinq ans, qui paraissait en avoir vingt-huit, tant il avait soin de sa personne. Il était grand, bien fait, d'une physionomie expressive et fine; peut-être, en l'examinant bien, eût-on trouvé quelque affectation dans son grand air; affecté ou non, son air était grand.
Il jeta aux mains de son compagnon la bride d'un magnifique cheval qui battait d'un pied la terre, et lui dit:
– Attends-moi ici, en promenant les chevaux.
Le soldat reçut la bride et obéit.
Une fois entré dans la grande salle de l'hôtellerie, il s'arrêta, et jetant un regard de satisfaction autour de lui.
– Oh! oh! dit-il, une si grande salle et pas un buveur! très bien!
Maître Fournichon le regardait avec étonnement, tandis que madame Fournichon lui souriait avec intelligence.
– Mais, continua le capitaine, il y a donc quelque chose dans votre conduite ou dans votre maison qui éloigne de chez vous les consommateurs?
– Ni l'un ni l'autre, monsieur, Dieu merci, répliqua madame Fournichon; seulement le quartier est neuf, et, quant aux clients, nous choisissons.
– Ah! fort bien, dit le capitaine.
Maître Fournichon daignait pendant ce temps approuver de la tête les réponses de sa femme.
– Par exemple, ajouta-t-elle avec un certain clignement d'yeux, qui révélait l'auteur du projet du Rosier d'Amour, par exemple, pour un client comme Votre Seigneurie, on en laisserait volontiers aller douze.
– C'est poli, ma belle hôtesse, merci.
– Monsieur veut-il goûter le vin? dit Fournichon de sa moins rauque voix.
– Monsieur veut-il visiter les logis? dit madame Fournichon de sa voix la plus douce.
– L'un et l'autre, s'il vous plaît, répondit le capitaine.
Fournichon descendit au cellier, tandis que sa femme indiquait à son hôte l'escalier conduisant aux tourelles, sur lequel déjà, retroussant son jupon coquet, elle le précédait, en faisant craquer à chaque marche un vrai soulier de Parisienne.
– Combien pouvez-vous loger de personnes ici? demanda le capitaine lorsqu'il fut arrivé au premier.
– Trente personnes, dont dix maîtres.
– Ce n'est point assez, belle hôtesse, répondit le capitaine.
– Pourquoi cela, monsieur?
– J'avais un projet, n'en parlons plus.
– Ah! monsieur, vous ne trouverez certainement pas mieux que l'hôtellerie du Rosier d'Amour.
– Comment! du Rosier d'Amour?