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«Les Palicares, qui étaient couchés tout autour de mon père la face contre le parquet, se levèrent alors et firent feu; la chambre se remplit de bruit, de flamme et de fumée.

«À l’instant même le feu commença de l’autre côté, et les balles vinrent trouer les planches tout autour de nous.

«Oh! qu’il était beau, qu’il était grand, le vizir Ali-Tebelin, mon père, au milieu des balles, le cimeterre au poing, le visage noir de poudre! Comme ses ennemis fuyaient!

«- Sélim! Sélim! criait-il, gardien du feu, fais ton devoir!

«- Sélim est mort! répondit une voix qui semblait sortir des profondeurs du kiosque, et toi, mon seigneur Ali, tu es perdu!

«En même temps une détonation sourde se fit entendre, et le plancher vola en éclats tout autour de mon père.

«Les Tchodoars tiraient à travers le parquet. Trois ou quatre Palicares tombèrent frappés de bas en haut par des blessures qui leur labouraient tout le corps.

«Mon père rugit, enfonça ses doigts par les trous des balles et arracha une planche tout entière.

«Mais en même temps, par cette ouverture, vingt coups de feu éclatèrent, et la flamme, sortant comme du cratère d’un volcan, gagna les tentures qu’elle dévora.

«Au milieu de tout cet affreux tumulte, au milieu de ces cris terribles, deux coups plus distincts entre tous, deux cris plus déchirants par-dessus tous les cris, me glacèrent de terreur. Ces deux explosions avaient frappé mortellement mon père, et c’était lui qui avait poussé ces deux cris.

«Cependant il était resté debout, cramponné à une fenêtre. Ma mère secouait la porte pour aller mourir avec lui; mais la porte était fermée en dedans.

«Tout autour de lui, les Palicares se tordaient dans les convulsions de l’agonie; deux ou trois, qui étaient sans blessures ou blessés légèrement, s’élancèrent par les fenêtres. En même temps, le plancher tout entier craqua brisé en dessous. Mon père tomba sur un genou; en même temps vingt bras s’allongèrent, armés de sabres, de pistolets, de poignards, vingt coups frappèrent à la fois un seul homme, et mon père disparut dans un tourbillon de feu, attisé par ces démons rugissants comme si l’enfer se fût ouvert sous ses pieds.

«Je me sentis rouler à terre: c’était ma mère qui s’abîmait évanouie.»

Haydée laissa tomber ses deux bras en poussant un gémissement et en regardant le comte comme pour lui demander s’il était satisfait de son obéissance.

Le comte se leva, vint à elle, lui prit la main et lui dit en remarque:

«Repose-toi, chère enfant, et reprends courage en songeant qu’il y a un Dieu qui punit les traîtres.

– Voilà une épouvantable histoire, comte, dit Albert tout effrayé de la pâleur d’Haydée, et je me reproche maintenant d’avoir été si cruellement indiscret.

– Ce n’est rien», répondit Monte-Cristo.

Puis posant sa main sur la tête de la jeune fille:

«Haydée, continua-t-il, est une femme courageuse, elle a quelquefois trouvé du soulagement dans le récit de ses douleurs.

– Parce que, mon seigneur, dit vivement la jeune fille, parce que mes douleurs me rappellent tes bienfaits.»

Albert la regarda avec curiosité, car elle n’avait point encore raconté ce qu’il désirait le plus savoir, c’est-à-dire comment elle était devenue l’esclave du comte.

Haydée vit à la fois dans les regards du comte et dans ceux d’Albert le même désir exprimé.

Elle continua:

«Quand ma mère reprit ses sens, dit-elle, nous étions devant le séraskier.

«- Tuez-moi, dit-elle, mais épargnez l’honneur de la veuve d’Ali.

«- Ce n’est point à moi qu’il faut t’adresser, dit Kourchid.

«- À qui donc?

«- C’est à ton nouveau maître.

«- Quel est-il?

«- Le voici.

«Et Kourchid nous montra un de ceux qui avaient le plus contribué à la mort de mon père, continua la jeune fille avec une colère sombre.

– Alors, demanda Albert, vous devîntes la propriété de cet homme?

– Non, répondit Haydée; il n’osa nous garder, il nous vendit à des marchands d’esclaves qui allaient à Constantinople. Nous traversâmes la Grèce, et nous arrivâmes mourantes à la porte impériale, encombrée de curieux qui s’écartaient pour nous laisser passer, quand tout à coup ma mère suit des yeux la direction de leurs regards, jette un cri et tombe en me montrant une tête au-dessus de cette porte.

«Au-dessous de cette tête étaient écrits ces mots:

«Celle-ci est la tête d’Ali-Tebelin, pacha de Janina.»

«J’essayai, en pleurant, de relever ma mère: elle était morte!

«Je fus menée au bazar; un riche Arménien m’acheta, me fit instruire, me donna des maîtres et quand j’eus treize ans me vendit au sultan Mahmoud.

– Auquel, dit Monte-Cristo, je la rachetai, comme je vous l’ai dit, Albert, pour cette émeraude pareille à celle où je mets mes pastilles de haschich.

– Oh! tu es bon, tu es grand, mon seigneur, dit Haydée en baisant la main de Monte-Cristo, et je suis bien heureuse de t’appartenir!»

Albert était resté tout étourdi de ce qu’il venait d’entendre.

«Achevez donc votre tasse de café, lui dit le comte; l’histoire est finie.»

LXXVIII. On nous écrit de Janina.

Franz était sorti de la chambre de Noirtier si chancelant et si égaré, que Valentine elle-même avait eu pitié de lui.

Villefort, qui n’avait articulé que quelques mots sans suite, et qui s’était enfui dans son cabinet, reçut, deux heures après, la lettre suivante:

«Après ce qui a été révélé ce matin, M. Noirtier de Villefort ne peut supposer qu’une alliance soit possible entre sa famille et celle de M. Franz d’Épinay. M. Franz d’Épinay a horreur de songer que M. de Villefort, qui paraissait connaître les événements racontés ce matin, ne l’ait pas prévenu dans cette pensée.»

Quiconque eût vu en ce moment le magistrat ployé sous le coup n’eût pas cru qu’il le prévoyait; en effet, jamais il n’eût pensé que son père eût poussé la franchise, ou plutôt la rudesse, jusqu’à raconter une pareille histoire. Il est vrai que jamais M. Noirtier, assez dédaigneux qu’il était de l’opinion de son fils, ne s’était préoccupé d’éclaircir le fait aux yeux de Villefort, et que celui-ci avait toujours cru que le général de Quesnel, ou le baron d’Épinay, selon qu’on voudra l’appeler, ou du nom qu’il s’était fait, ou du nom qu’on lui avait fait, était mort assassiné et non tué loyalement en duel.

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