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– Quoi donc?

– Rien.

– Ah! oui je comprends; ce que vous me dites là me rafraîchit la mémoire à propos du nom de Fernand Mondego; j’ai entendu prononcer ce nom-là en Grèce.

– À propos de l’affaire d’Ali-Pacha?

– Justement.

– Voilà le mystère, reprit Danglars, et j’avoue que j’eusse donné bien des choses pour le découvrir.

– Ce n’était pas difficile, si vous en aviez eu grande envie.

– Comment cela?

– Sans doute, vous avez bien quelque correspondant en Grèce?

– Pardieu!

– À Janina?

– J’en ai partout…

– Eh bien, écrivez à votre correspondant de Janina, et demandez-lui quel rôle a joué dans la catastrophe d’Ali-Tebelin un Français nommé Fernand.

– Vous avez raison! s’écria Danglars en se levant vivement, j’écrirai aujourd’hui même!

– Faites.

– Je vais le faire.

– Et si vous avez quelque nouvelle bien scandaleuse…

– Je vous la communiquerai.

– Vous me ferez plaisir.»

Danglars s’élança hors de l’appartement, et ne fit qu’un bond jusqu’à sa voiture.

LXVII. Le cabinet du procureur du

roi.

Laissons le banquier revenir au grand trot de ses chevaux, et suivons Mme Danglars dans son excursion matinale.

Nous avons dit qu’à midi et demi Mme Danglars avait demandé ses chevaux et était sortie en voiture.

Elle se dirigea du côté du faubourg Saint-Germain, prit la rue Mazarine, et fit arrêter au passage du Pont-Neuf.

Elle descendit et traversa le passage. Elle était vêtue fort simplement, comme il convient à une femme de goût qui sort le matin.

Rue Guénégaud, elle monta en fiacre en désignant, comme le but de sa course, la rue du Harlay.

À peine fut-elle dans la voiture, qu’elle tira de sa poche un voile noir très épais, qu’elle attacha sur son chapeau de paille; puis elle remit son chapeau sur sa tête, et vit avec plaisir, en regardant dans un petit miroir de poche, qu’on ne pouvait voir d’elle que sa peau blanche et la prunelle étincelante de son œil.

Le fiacre prit le Pont-Neuf, et entra, par la place Dauphine, dans la cour du Harlay; il fut payé en ouvrant la portière, et Mme Danglars s’élançant vers l’escalier, qu’elle franchit légèrement, arriva bientôt à la salle des Pas-Perdus.

Le matin, il y a beaucoup d’affaires et encore plus de gens affairés au Palais; les gens affairés ne regardent pas beaucoup les femmes, Mme Danglars traversa donc la salle des Pas-Perdus sans être plus remarquée que dix autres femmes qui guettaient leur avocat.

Il y avait encombrement dans l’antichambre de M. de Villefort; mais Mme Danglars n’eut pas même besoin de prononcer son nom, dès qu’elle parut, un huissier se leva, vint à elle, lui demanda si elle n’était point la personne à laquelle M. le procureur du roi avait donné rendez-vous, et, sur sa réponse affirmative, il la conduisit, par un corridor réservé, au cabinet de M. de Villefort.

Le magistrat écrivait, assis sur son fauteuil, le dos tourné à la porte: il entendit la porte s’ouvrir, l’huissier prononcer ces paroles: «Entrez, madame!» et la porte se refermer, sans faire un seul mouvement; mais à peine eut-il senti se perdre les pas de l’huissier, qui s’éloignait, qu’il se retourna vivement, alla pousser les verrous, tirer les rideaux et visiter chaque coin du cabinet.

Puis lorsqu’il eut acquis la certitude qu’il ne pouvait être ni vu ni entendu, et que par conséquent il fut tranquillisé:

«Merci, madame, dit-il, merci de votre exactitude.»

Et il lui offrit un siège que Mme Danglars accepta, car le cœur lui battait si fortement qu’elle se sentait près de suffoquer.

«Voilà, dit le procureur du roi en s’asseyant à son tour et en faisant décrire un demi-cercle à son fauteuil, afin de se trouver en face de Mme Danglars, voilà bien longtemps, madame, qu’il ne m’est arrivé d’avoir ce bonheur de causer seul avec vous; et, à mon grand regret, nous nous retrouvons pour entamer une conversation bien pénible.

– Cependant, monsieur, vous voyez que je suis venue à votre premier appel, quoique certainement cette conversation soit encore plus pénible pour moi que pour vous.»

Villefort sourit amèrement.

«Il est donc vrai, dit-il, répondant à sa propre pensée bien plutôt qu’aux paroles de Mme Danglars, il est donc vrai que toutes nos actions laissent leurs traces, les unes sombres, les autres lumineuses, dans notre passé! Il est donc vrai que tous nos pas dans cette vie ressemblent à la marche du reptile sur le sable et font un sillon! Hélas! pour beaucoup, ce sillon est celui de leurs larmes!

– Monsieur, dit Mme Danglars, vous comprenez mon émotion, n’est-ce pas? ménagez-moi donc, je vous prie. Cette chambre où tant de coupables ont passé tremblants et honteux, ce fauteuil où je m’assieds à mon tour honteuse et tremblante,!… Oh! tenez, j’ai besoin de toute ma raison pour ne pas voir en moi une femme bien coupable et en vous un juge menaçant.»

Villefort secoua la tête et poussa un soupir.

«Et moi, reprit-il, et moi, je me dis que ma place n’est pas dans le fauteuil du juge, mais bien sur la sellette de l’accusé.

– Vous? dit Mme Danglars étonnée.

– Oui, moi.

– Je crois que de votre part, monsieur, votre puritanisme s’exagère la situation, dit Mme Danglars, dont l’œil si beau s’illumina d’une fugitive lueur. Ces sillons dont vous parliez à l’instant même, ont été tracés par toutes les jeunesses ardentes. Au fond des passions au-delà du plaisir, il y a toujours un peu de remords c’est pour cela que l’Évangile, cette ressource éternelle des malheureux, nous a donné pour soutien, à nous autres pauvres femmes, l’admirable parabole de la fille pécheresse et de la femme adultère. Aussi, je vous l’avoue, en me reportant à ces délires de ma jeunesse je pense quelquefois que Dieu me les pardonnera, car sinon l’excuse, du moins la compensation s’en est bien trouvée dans mes souffrances; mais vous, qu’avez-vous à craindre de tout cela, vous autres hommes que tout le monde excuse et que le scandale anoblit?

– Madame, répliqua Villefort, vous me connaissez; je ne suis pas un hypocrite, ou du moins je ne fais pas de l’hypocrisie sans raison. Si mon front est sévère c’est que bien des malheurs l’ont assombri, si mon cœur s’est pétrifié, c’est afin de pouvoir supporter les chocs qu’il a reçus. Je n’étais pas ainsi dans ma jeunesse, je n’étais pas ainsi ce soir des fiançailles où nous étions tous assis autour d’une table de la rue du Cours à Marseille. Mais, depuis, tout a bien changé en moi et autour de moi; ma vie s’est usée à poursuivre des choses difficiles et à briser dans les difficultés ceux qui, volontairement ou involontairement, par leur libre arbitre ou par le hasard, se trouvaient placés sur mon chemin pour me susciter ces choses. Il est rare que ce qu’on désire ardemment ne soit pas défendu ardemment par ceux de qui on veut l’obtenir ou auxquels on tente de l’arracher. Ainsi, la plupart des mauvaises actions des hommes sont venues au-devant d’eux, déguisées sous la forme spécieuse de la nécessité; puis, la mauvaise action commise dans un moment d’exaltation, de crainte et de délire, on voit qu’on aurait pu passer auprès d’elle en l’évitant. Le moyen qu’il eût été bon d’employer, qu’on n’a pas vu, aveugle qu’on était, se présente à vos yeux facile et simple; vous vous dites: Comment n’ai-je pas fait cela au lieu de faire cela? Vous, mesdames, au contraire, bien rarement vous êtes tourmentées par des remords, car bien rarement la décision vient de vous, vos malheurs vous sont presque toujours imposés, vos fautes sont presque toujours le crime des autres.

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