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– Moi! et où diable avez-vous vu cela?

– Mais à leur bal, ce me semble. Comment! la comtesse, la fière Mercédès, la dédaigneuse Catalane, qui daigne à peine ouvrir la bouche à ses plus vieilles connaissances, vous a pris par le bras, est sortie avec vous dans le jardin, a pris les petites allées, et n’a reparu qu’une demi-heure après.

– Ah! baron, baron, dit Albert, vous nous empêchez d’entendre: pour un mélomane comme vous quelle barbarie!

– C’est bien, c’est bien, monsieur le railleur», dit Danglars.

Puis se retournant vers Monte-Cristo:

«Vous chargez-vous de lui dire cela, au père?

– Volontiers, si vous le désirez.

– Mais que pour cette fois cela se fasse d’une manière explicite et définitive, surtout qu’il me demande ma fille, qu’il fixe une époque, qu’il déclare ses conditions d’argent, enfin que l’on s’entende ou qu’on se brouille; mais, vous comprenez, plus de délais.

– Eh bien, la démarche sera faite.

– Je ne vous dirai pas que je l’attends avec plaisir mais enfin je l’attends: un banquier, vous le savez, doit être esclave de sa parole.»

Et Danglars poussa un de ces soupirs que poussait Cavalcanti fils une demi-heure auparavant.

«Bravi! bravo! brava!» cria Morcerf, parodiant le banquier et applaudissant la fin du morceau.

Danglars commençait à regarder Albert de travers, lorsqu’on vint lui dire deux mots tout bas.

«Je reviens, dit le banquier à Monte-Cristo, attendez-moi, j’aurai peut-être quelque chose à vous dire tout à l’heure.

Et il sortit.

La baronne profita de l’absence de son mari pour repousser la porte du salon d’études de sa fille, et l’on vit se dresser, comme un ressort, M. Andrea, qui était assis devant le piano avec Mlle Eugénie.

Albert salua en souriant Mlle Danglars, qui, sans paraître aucunement troublée, lui rendit un salut aussi froid que d’habitude.

Cavalcanti parut évidemment embarrassé, il salua Morcerf, qui lui rendit son salut de l’air le plus impertinent du monde.

Alors Albert commença de se confondre en éloges sur la voix de Mlle Danglars, et sur le regret qu’il éprouvait, d’après ce qu’il venait d’entendre, de n’avoir pas assisté à la soirée de la veille…

Cavalcanti, laissé à lui-même, prit à part Monte-Cristo.

«Voyons, dit Mme Danglars, assez de musique et de compliments comme cela, venez prendre le thé.

– Viens, Louise», dit Mlle Danglars à son amie.

On passa dans le salon voisin, où effectivement le thé était préparé. Au moment où l’on commençait à laisser, à la manière anglaise, les cuillers dans les tasses, la porte se rouvrit, et Danglars reparut visiblement fort agité.

Monte-Cristo surtout remarqua cette agitation et interrogea le banquier du regard.

«Eh bien, dit Danglars, je viens de recevoir mon courrier de Grèce.

– Ah! ah! fit le comte, c’est pour cela qu’on vous avait appelé?

– Comment se porte le roi Othon?» demanda Albert du ton le plus enjoué.

Danglars le regarda de travers sans lui répondre, et Monte-Cristo se détourna pour cacher l’expression de pitié qui venait de paraître sur son visage et qui s’effaça presque aussitôt.

«Nous nous en irons ensemble, n’est-ce pas? dit Albert au comte.

– Oui, si vous voulez», répondit celui-ci.

Albert ne pouvait rien comprendre à ce regard du banquier; aussi, se retournant vers Monte-Cristo, qui avait parfaitement compris:

«Avez-vous vu, dit-il, comme il m’a regardé?

– Oui répondit le comte: mais trouvez-vous quelque chose de particulier dans son regard?

– Je le crois bien; mais que veut-il dire avec ses nouvelles de Grèce?

– Comment voulez-vous que je sache cela.

– Parce qu’à ce que je présume, vous avez des intelligences dans le pays.»

Monte-Cristo sourit comme on sourit toujours quand on veut se dispenser de répondre.

«Tenez, dit Albert, le voilà qui s’approche de vous, je vais faire compliment à Mlle Danglars sur son camée; pendant ce temps, le père aura le temps de vous parler.

– Si vous lui faites compliment, faites-lui compliment sur sa voix, au moins, dit Monte-Cristo.

– Non pas, c’est ce que ferait tout le monde.

– Mon cher vicomte, dit Monte-Cristo, vous avez la fatuité de l’impertinence.»

Albert s’avança vers Eugénie le sourire sur les lèvres. Pendant ce temps, Danglars se pencha à l’oreille du comte.

«Vous m’avez donné un excellent conseil, dit-il, et il y a toute une histoire horrible sur ces deux mots: Fernand et Janina.

– Ah bah! fit Monte-Cristo.

– Oui, je vous conterai cela; mais emmenez le jeune homme: je serais trop embarrassé de rester maintenant avec lui.

– C’est ce que je fais, il m’accompagne; maintenant, faut-il toujours que je vous envoie le père?

– Plus que jamais.

– Bien.»

Le comte fit un signe à Albert. Tous deux saluèrent les dames et sortirent: Albert avec un air parfaitement indifférent pour les mépris de Mlle Danglars; Monte-Cristo en réitérant à Mme Danglars ses conseils sur la prudence que doit avoir une femme de banquier d’assurer son avenir.

M. Cavalcanti demeura maître du champ de bataille.

LXXVII. Haydée.

À peine les chevaux du comte avaient-ils tourné l’angle du boulevard, qu’Albert se retourna vers le comte en éclatant d’un rire trop bruyant pour ne pas être un peu forcé.

«Eh bien, lui dit-il, je vous demanderai, comme le roi Charles IX demandait à Catherine de Médicis après la Saint-Barthélemy: Comment trouvez-vous que j’ai joué mon petit rôle?»

– À quel propos? demanda Monte-Cristo.

– Mais à propos de l’installation de mon rival chez M. Danglars…

– Quel rival?

– Parbleu! quel rival? votre protégé, M. Andrea Cavalcanti!

– Oh! pas de mauvaises plaisanteries, vicomte; je ne protège nullement M. Andrea, du moins près de M. Danglars.

– Et c’est le reproche que je vous ferais si le jeune homme avait besoin de protection. Mais, heureusement pour moi, il peut s’en passer.

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