Литмир - Электронная Библиотека
A
A

– Mais il n’est donc pas mort?

– Eh non! il n’est pas mort, vous le voyez bien; au lieu de le frapper entre la sixième et la septième côte gauche, comme c’est la coutume de vos compatriotes, vous aurez frappé plus haut ou plus bas; et ces gens de justice, ça vous a l’âme chevillée dans le corps; ou bien plutôt rien de ce que vous m’avez raconté n’est vrai, c’est un rêve de votre imagination, une hallucination de votre esprit; vous vous serez endormi ayant mal digéré votre vengeance; elle vous aura pesé sur l’estomac; vous aurez eu le cauchemar, voilà tout. Voyons, rappelez votre calme, et comptez: M. et Mme de Villefort, deux; M. et Mme Danglars, quatre; M. de Château-Renaud, M. Debray, M. Morrel, sept; M. le major Bartolomeo Cavalcanti, huit.

– Huit! répéta Bertuccio.

– Attendez donc! attendez donc! vous êtes bien pressé de vous en aller, que diable! vous oubliez un de mes convives. Appuyez un peu sur la gauche… tenez… M. Andrea Cavalcanti, ce jeune homme en habit noir qui regarde la Vierge de Murillo, qui se retourne.»

Cette fois Bertuccio commença un cri que le regard de Monte-Cristo éteignit sur ses lèvres.

«Benedetto! murmura-t-il tout bas, fatalité!

– Voilà six heures et demie qui sonnent, monsieur Bertuccio, dit sévèrement le comte c’est l’heure où j’ai donné l’ordre qu’on se mît à table; vous savez que je n’aime point à attendre.»

Et Monte-Cristo entra dans le salon où l’attendaient ses convives, tandis que Bertuccio regagnait la salle à manger en s’appuyant contre les murailles.

Cinq minutes après, les deux portes du salon s’ouvrirent. Bertuccio parut, et faisant, comme Vatel à Chantilly, un dernier et héroïque effort:

«Monsieur le comte est servi», dit-il.

Monte-Cristo offrit le bras à Mme de Villefort.

«Monsieur de Villefort, dit-il, faites-vous le cavalier de Mme la baronne Danglars, je vous prie.»

Villefort obéit, et l’on passa dans la salle à manger.

LXIII. Le dîner.

Il était évident qu’en passant dans la salle à manger, un même sentiment animait tous les convives. Ils se demandaient quelle bizarre influence les avait menés tous dans cette maison, et cependant, tout étonnés et même tout inquiets que quelques-uns étaient de s’y trouver, ils n’eussent point voulu ne pas y être.

Et cependant des relations d’une date récente, la position excentrique et isolée, la fortune inconnue et presque fabuleuse du comte, faisaient un devoir aux hommes d’être circonspects, et aux femmes une loi de ne point entrer dans cette maison où il n’y avait point de femmes pour les recevoir; et cependant hommes et femmes avaient passé les uns sur la circonspection, les autres sur la convenance, et la curiosité, les pressant de son irrésistible aiguillon, l’avait emporté sur le tout.

Il n’y avait point jusqu’aux Cavalcanti père et fils qui, l’un malgré sa raideur, l’autre malgré sa désinvolture, ne parussent préoccupés de se trouver réunis, chez cet homme dont ils ne pouvaient comprendre le but, à d’autres hommes qu’ils voyaient pour la première fois.

Mme Danglars avait fait un mouvement en voyant, sur l’invitation de Monte-Cristo, M. de Villefort s’approcher d’elle pour lui offrir le bras, et M. de Villefort avait senti son regard se troubler sous ses lunettes d’or en sentant le bras de la baronne se poser sur le sien.

Aucun de ces deux mouvements n’avait échappé au comte, et déjà, dans cette simple mise en contact des individus, il y avait pour l’observateur de cette scène un fort grand intérêt.

M. de Villefort avait à sa droite Mme Danglars et à sa gauche Morrel. Le comte était assis entre Mme de Villefort et Danglars.

Les autres intervalles étaient remplis par Debray, assis entre Cavalcanti père et Cavalcanti fils, et par Château-Renaud, assis entre Mme de Villefort et Morcerf.

Le repas fut magnifique; Monte-Cristo avait pris à tâche de renverser complètement la symétrie parisienne et de donner plus encore à la curiosité qu’à l’appétit de ses convives l’aliment qu’elle désirait. Ce fut un festin oriental qui leur fut offert, mais oriental à la manière dont pouvaient l’être les festins des fées arabes.

Tous les fruits que les quatre parties du monde peuvent verser intacts et savoureux dans la corne d’abondance de l’Europe étaient amoncelés en pyramides dans les vases de Chine et dans les coupes du Japon. Les oiseaux rares avec la partie brillante de leur plumage, les poissons monstrueux étendus sur des larmes d’argent, tous les vins de l’Archipel, de l’Asie Mineure et du Cap, enfermés dans des fioles aux formes bizarres et dont la vue semblait encore ajouter à la saveur de ces vins, défilèrent comme une de ces revues qu’Apicius passait, avec ses convives, devant ces Parisiens qui comprenaient bien que l’on pût dépenser mille louis à un dîner de dix personnes, mais à la condition que, comme Cléopâtre, on mangerait des perles, ou que, comme Laurent de Médicis, on boirait de l’or fondu.

Monte-Cristo vit l’étonnement général, et se mit à rire et à se railler tout haut.

«Messieurs, dit-il, vous admettez bien ceci, n’est-ce pas, c’est qu’arrivé à un certain degré de fortune il n’y a plus de nécessaire que le superflu, comme ces dames admettront qu’arrivé à un certain degré d’exaltation, il n’y a plus de positif que l’idéal? Or, en poursuivant le raisonnement, qu’est-ce que le merveilleux? Ce que nous ne comprenons pas. Qu’est-ce qu’un bien véritablement désirable? Un bien que nous ne pouvons pas avoir. Or, voir des choses que je ne puis comprendre, me procurer des choses impossibles à avoir, telle est l’étude de toute ma vie. J’y arrive avec deux moyens: l’argent et la volonté. Je mets à poursuivre une fantaisie, par exemple, la même persévérance que vous mettez, vous, monsieur Danglars, à créer une ligne de chemin de fer; vous, monsieur de Villefort, à faire condamner un homme à mort, vous monsieur Debray, à pacifier un royaume, vous, monsieur de Château-Renaud, à plaire à une femme; et vous, Morrel, à dompter un cheval que personne ne peut monter. Ainsi, par exemple, voyez ces deux poissons, nés, l’un à cinquante lieues de Saint-Pétersbourg, l’autre à cinq lieues de Naples: n’est-ce pas amusant de les réunir sur la même table?

– Quels sont donc ces deux poissons? demanda Danglars.

– Voici M. de Château-Renaud, qui a habité la Russie, qui vous dira le nom de l’un, répondit Monte-Cristo, et voici M. le Major Cavalcanti, qui est Italien, qui vous dira le nom de l’autre.

– Celui-ci, dit Château-Renaud, est, je crois, un sterlet.

– À merveille.

– Et celui-là, dit Cavalcanti, est, si je ne me trompe, une lamproie.

– C’est cela même. Maintenant, monsieur Danglars, demandez à ces deux messieurs où se pêchent ces deux poissons.

– Mais, dit Château-Renaud, les sterlets se pêchent dans la Volga seulement.

23
{"b":"125133","o":1}