– Écoutez, c’est le privilège de votre emploi: quand on est un problème vivant.
– Ah! je suis donc aussi un problème pour votre mère? En vérité, je l’aurais crue trop raisonnable pour se livrer à de pareils écarts d’imagination!
– Problème, mon cher comte, problème pour tous, pour ma mère comme pour les autres; problème accepté, mais non deviné, vous demeurez toujours à l’état d’énigme: rassurez-vous. Ma mère seulement demande toujours comment il se fait que vous soyez si jeune. Je crois qu’au fond, tandis que la comtesse G… vous prend pour Lord Ruthwen, ma mère vous prend pour Cagliostro ou le comte de Saint-Germain. La première fois que vous viendrez voir Mme de Morcerf, confirmez-la dans cette opinion. Cela ne vous sera pas difficile, vous avez la pierre philosophale de l’un et l’esprit de l’autre.
– Je vous remercie de m’avoir prévenu, dit le comte en souriant, je tâcherai de me mettre en mesure de faire face à toutes les suppositions.
– Ainsi vous viendrez samedi?
– Puisque Mme de Morcerf m’en prie.
– Vous êtes charmant.
– Et M. Danglars?
– Oh! il a déjà reçu la triple invitation; mon père s’en est chargé. Nous tâcherons aussi d’avoir le grand d’Aguesseau, M. de Villefort; mais on en désespère.
– Il ne faut jamais désespérer de rien, dit le proverbe.
– Dansez-vous, cher comte?
– Moi?
– Oui, vous. Qu’y aurait-il d’étonnant à ce que vous dansassiez?
– Ah! en effet, tant qu’on n’a pas franchi la quarantaine… Non, je ne danse pas; mais j’aime à voir danser. Et Mme de Morcerf, danse-t-elle?
– Jamais, non plus; vous causerez, elle a tant envie de causer avec vous!
– Vraiment?
– Parole d’honneur! et je vous déclare que vous êtes le premier homme pour lequel ma mère ait manifesté cette curiosité.»
Albert prit son chapeau et se leva; le comte le reconduisit jusqu’à la porte.
«Je me fais un reproche, dit-il en l’arrêtant au haut du perron.
– Lequel?
– J’ai été indiscret, je ne devais pas vous parler de M. Danglars.
– Au contraire, parlez-m’en encore, parlez-m’en souvent, parlez-m’en toujours; mais de la même façon.
– Bien! vous me rassurez. À propos, quand arrive M. d’Épinay?
– Mais dans cinq ou six jours au plus tard.
– Et quand se marie-t-il?
– Aussitôt l’arrivée de M. et de Mme de Saint-Méran.
– Amenez-le-moi donc quand il sera à Paris. Quoique vous prétendiez que je ne l’aime pas, je vous déclare que je serai heureux de le voir.
– Bien, vos ordres seront exécutés, seigneur.
– Au revoir!
– À samedi, en tout cas, bien sûr, n’est-ce pas?
– Comment donc! c’est parole donnée.»
Le comte suivit des yeux Albert en le saluant de la main. Puis, quand il fut remonté dans son phaéton, il se retourna, et trouvant Bertuccio derrière lui:
«Eh bien? demanda-t-il.
– Elle est allée au Palais, répondit l’intendant.
– Elle y est restée longtemps?
– Une heure et demie.
– Et elle est rentrée chez elle?
– Directement.
– Eh bien, mon cher monsieur Bertuccio, dit le comte, si j’ai maintenant un conseil à vous donner, c’est d’aller voir en Normandie si vous ne trouverez pas cette petite terre dont je vous ai parlée.»
Bertuccio salua, et, comme ses désirs étaient en parfaite harmonie avec l’ordre qu’il avait reçu, il partit le soir même.
LXIX. Les informations.
M. de Villefort tint parole à Mme Danglars, et surtout à lui-même, en cherchant à savoir de quelle façon M. le comte de Monte-Cristo avait pu apprendre l’histoire de la maison d’Auteuil.
Il écrivit le même jour à un certain M. de Boville, qui, après avoir été autrefois inspecteur des prisons, avait été attaché, dans un grade supérieur, à la police de sûreté, pour avoir les renseignements qu’il désirait, et celui-ci demanda deux jours pour savoir au juste près de qui l’on pourrait se renseigner.
Les deux jours expirés, M. de Villefort reçut la note suivante:
«La personne que l’on appelle M. le comte de Monte-Cristo est connue particulièrement de Lord Wilmore, riche étranger, que l’on voit quelquefois à Paris et qui s’y trouve en ce moment; il est connu également de l’abbé Busoni, prêtre sicilien d’une grande réputation en Orient, où il a fait beaucoup de bonnes œuvres.»
M. de Villefort répondit par un ordre de prendre sur ces deux étrangers les informations les plus promptes et les plus précises; le lendemain soir, ses ordres étaient exécutés, et voici les renseignements qu’il recevait:
L’abbé, qui n’était que pour un mois à Paris, habitait, derrière Saint-Sulpice, une petite maison composée d’un seul étage au-dessus d’un rez-de-chaussée; quatre pièces, deux pièces en haut et deux pièces en bas, formaient tout le logement, dont il était l’unique locataire.
Les deux pièces d’en bas se composaient d’une salle à manger avec table, deux chaises et buffet en noyer, et d’un salon boisé peint en blanc, sans ornements, sans tapis et sans pendule. On voyait que, pour lui-même, l’abbé se bornait aux objets de stricte nécessité.
Il est vrai que l’abbé habitait de préférence le salon du premier. Ce salon, tout meublé de livres de théologie et de parchemins, au milieu desquels on le voyait s’ensevelir, disait son valet de chambre, pendant des mois entiers, était en réalité moins un salon qu’une bibliothèque.
Ce valet regardait les visiteurs au travers d’une sorte de guichet, et lorsque leur figure lui était inconnue ou ne lui plaisait pas, il répondait que M. l’abbé n’était point à Paris, ce dont beaucoup se contentaient, sachant que l’abbé voyageait souvent et restait quelquefois fort longtemps en voyage.
Au reste, qu’il fût au logis ou qu’il n’y fût pas, qu’il se trouvât à Paris ou au Caire, l’abbé donnait toujours, et le guichet servait de tour aux aumônes que le valet distribuait incessamment au nom de son maître.
L’autre chambre, située près de la bibliothèque, était une chambre à coucher. Un lit sans rideaux quatre fauteuils et un canapé de velours d’Utrecht jaune formaient avec un prie-Dieu tout son ameublement.
Quant à Lord Wilmore, il demeurait rue Fontaine-Saint-Georges. C’était un de ces Anglais touristes qui mangent toute leur fortune en voyages. Il louait en garni l’appartement qu’il habitait dans lequel il venait passer seulement deux ou trois heures par jour, et où il ne couchait que rarement. Une de ses manies était de ne vouloir pas absolument parler la langue française, qu’il écrivait cependant, assurait-on, avec une assez grande pureté.