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«. [4]

– Rien ne compose le fond de l’âme comme les premiers souvenirs, et, à part les deux que je viens de vous dire, tous les souvenirs de ma jeunesse sont tristes.

– Parlez, parlez, signora, dit Albert, je vous jure que je vous écoute avec un inexprimable bonheur.»

Haydée sourit tristement.

«Vous voulez donc que je passe à mes autres souvenirs? dit-elle.

– Je vous en supplie, dit Albert.

– Eh bien, j’avais quatre ans quand, un soir, je fus réveillée par ma mère. Nous étions au palais de Janina; elle me prit sur les coussins où je reposais, et, en ouvrant mes yeux, je vis les siens remplis de grosses larmes.

«Elle m’emporta sans rien dire.

«En la voyant pleurer, j’allais pleurer aussi.

«- Silence! enfant, dit-elle.

«Souvent, malgré les consolations ou les menaces maternelles, capricieuse comme tous les enfants, je continuais de pleurer; mais, cette fois, il y avait dans la voix de ma pauvre mère une telle intonation de terreur, que je me tus à l’instant même.

«Elle m’emportait rapidement.

«Je vis alors que nous descendions un large escalier; devant nous, toutes les femmes de ma mère, portant des coffres, des sachets, des objets de parure, des bijoux, des bourses d’or, descendaient le même escalier ou plutôt se précipitaient.

«Derrière les femmes venait une garde de vingt hommes, armés de longs fusils et de pistolets, et revêtus de ce costume que vous connaissez en France depuis que la Grèce est redevenue une nation.

«Il y avait quelque chose de sinistre, croyez-moi, ajouta Haydée en secouant la tête et en pâlissant à cette seule mémoire, dans cette longue file d’esclaves et de femmes à demi alourdies par le sommeil, ou du moins je me le figurais ainsi, moi, qui peut-être croyais les autres endormis parce que j’étais mal réveillée.

«Dans l’escalier couraient des ombres gigantesques que les torches de sapin faisaient trembler aux voûtes.

«- Qu’on se hâte! dit une voix au fond de la galerie.

«Cette voix fit courber tout le monde, comme le vent en passant sur la plaine fait courber un champ d’épis.

«Moi, elle me fit tressaillir.

«Cette voix, c’était celle de mon père.

«Il marchait le dernier, revêtu de ses splendides habits, tenant à la main sa carabine que votre empereur lui avait donnée; et, appuyé sur son favori Sélim, il nous poussait devant lui comme un pasteur fait d’un troupeau éperdu.

«- Mon père, dit Haydée en relevant la tête, était un homme illustre que l’Europe a connu sous le nom d’Ali-Tebelin, pacha de Janina, et devant lequel la Turquie a tremblé.»

Albert, sans savoir pourquoi, frissonna en entendant ces paroles prononcées avec un indéfinissable accent de hauteur et de dignité; il lui sembla que quelque chose de sombre et d’effrayant rayonnait dans les yeux de la jeune fille, lorsque, pareille à une pythonisse qui évoque un spectre, elle réveilla le souvenir de cette sanglante figure que sa mort terrible fit apparaître gigantesque aux yeux de l’Europe contemporaine.

«Bientôt, continua Haydée, la marche s’arrêta; nous étions au bas de l’escalier et au bord d’un lac. Ma mère me pressait contre sa poitrine bondissante, et je vis, à deux pas derrière, mon père qui jetait de tous côtés des regards inquiets.

«Devant nous s’étendaient quatre degrés de marbre, et au bas du dernier degré ondulait une barque.

«D’où nous étions on voyait se dresser au milieu d’un lac une masse noire; c’était le kiosque où nous nous rendions.

«Ce kiosque me paraissait à une distance considérable, peut-être à cause de l’obscurité.

«Nous descendîmes dans la barque. Je me souviens que les rames ne faisaient aucun bruit en touchant l’eau; je me penchai pour les regarder: elles étaient enveloppées avec les ceintures de nos Palicares.

«Il n’y avait, outre les rameurs, dans la barque, que des femmes, mon père, ma mère, Sélim et moi.

«Les Palicares étaient restés au bord du lac, agenouillés sur le dernier degré, et se faisant, dans le cas où ils eussent été poursuivis, un rempart des trois autres.

«Notre barque allait comme le vent.

«- Pourquoi la barque va-t-elle si vite? demandai-je à ma mère.

«- Chut! mon enfant, dit-elle, c’est que nous fuyons.»

«Je ne compris pas. Pourquoi mon père fuyait-il, lui le tout-puissant, lui devant qui d’ordinaire fuyaient les autres, lui qui avait pris pour devise:

Ils me haïssent, donc ils me craignent?

«En effet, c’était une fuite que mon père opérait sur le lac. Il m’a dit depuis que la garnison du château de Janina, fatiguée d’un long service…»

Ici Haydée arrêta son regard expressif sur Monte-Cristo, dont l’œil ne quitta plus ses yeux. La jeune fille continua donc lentement, comme quelqu’un qui invente ou qui supprime.

«Vous disiez, signora, reprit Albert, qui accordait la plus grande attention à ce récit, que la garnison de Janina, fatiguée d’un long service.

– Avait traité avec le séraskier Kourchid, envoyé par le sultan pour s’emparer de mon père; c’était alors que mon père avait pris la résolution de se retirer, après avoir envoyé au sultan un officier franc, auquel il avait toute confiance, dans l’asile que lui-même s’était préparé depuis longtemps, et qu’il appelait kataphygion, c’est-à-dire son refuge.

– Et cet officier, demanda Albert, vous rappelez-vous son nom, signora?»

Monte-Cristo échangea avec la jeune fille un regard rapide comme un éclair, et qui resta inaperçu de Morcerf.

«Non, dit-elle, je ne me le rappelle pas; mais peut-être plus tard me le rappellerai-je, et je le dirai.»

Albert allait prononcer le nom de son père, lorsque Monte-Cristo leva doucement le doigt en signe de silence; le jeune homme se rappela son serment et se tut.

«C’était vers ce kiosque que nous voguions.

«Un rez-de-chaussée orné d’arabesques, baignant ses terrasses dans l’eau, et un premier étage donnant sur le lac, voici tout ce que le palais offrait de visible aux yeux.

«Mais au-dessous du rez-de-chaussée, se prolongeant dans l’île, était un souterrain, vaste caverne où l’on nous conduisit, ma mère, moi et nos femmes, et où gisaient, formant un seul monceau, soixante mille bourses et deux cents tonneaux; il y avait dans ces bourses vingt-cinq millions en or, et dans les barils trente mille livres de poudre.

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