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Lord Wilmore était un homme plutôt grand que petit, avec des favoris rares et roux, le teint blanc et les cheveux blonds grisonnants. Il était vêtu avec toute l’excentricité anglaise, c’est-à-dire qu’il portait un habit bleu à boutons d’or et haut collet piqué, comme on les portait en 1811: un gilet de casimir blanc et un pantalon de nankin de trois pouces trop court, mais que des sous-pieds de même étoffe empêchaient de remonter jusqu’aux genoux.

Son premier mot en entrant fut:

«Vous savez, monsieur, que je ne parle pas français.

– Je sais, du moins, que vous n’aimez pas à parler notre langue, répondit l’envoyé de M. le préfet de Police.

– Mais vous pouvez la parler, vous, reprit Lord Wilmore, car, si je ne la parle pas, je la comprends.

– Et moi, reprit le visiteur en changeant d’idiome, je parle assez facilement l’anglais pour soutenir la conversation dans cette langue. Ne vous gênez donc pas, monsieur.

– Hao!» fit Lord Wilmore avec cette intonation qui n’appartient qu’aux naturels les plus purs de la Grande-Bretagne.

L’envoyé du préfet de Police présenta à Lord Wilmore sa lettre d’introduction. Celui-ci la lut avec un flegme tout anglican; puis, lorsqu’il eut terminé sa lecture:

«Je comprends, dit-il en anglais; je comprends très bien.»

Alors commencèrent les interrogations.

Elles furent à peu près les mêmes que celles qui avaient été adressées à l’abbé Busoni. Mais comme Lord Wilmore, en sa qualité d’ennemi du comte de Monte-Cristo, n’y mettait pas la même retenue que l’abbé, elles furent beaucoup plus étendues; il raconta la jeunesse de Monte-Cristo, qui, selon lui, était, à l’âge de dix ans, entré au service d’un de ces petits souverains de l’Inde qui font la guerre aux Anglais; c’est là qu’il l’avait, lui Wilmore, rencontré pour la première fois, et qu’ils avaient combattu l’un contre l’autre. Dans cette guerre, Zaccone avait été fait prisonnier, avait été envoyé en Angleterre, mis sur les pontons, d’où il s’était enfui à la nage. Alors avaient commencé ses voyages, ses duels, ses passions; alors était arrivée l’insurrection de Grèce, il avait servi dans les rangs des Grecs. Tandis qu’il était à leur service, il avait découvert une mine d’argent dans les montagnes de la Thessalie, mais il s’était bien gardé de parler de cette découverte à personne. Après Navarin, et lorsque le gouvernement grec fut consolidé, il demanda au roi Othon un privilège d’exploitation pour cette mine, ce privilège lui fut accordé. De là cette fortune immense qui pouvait, selon Lord Wilmore monter à un ou deux millions de revenu, fortune qui néanmoins, pouvait tarir tout à coup, si la mine elle-même tarissait.

«Mais, demanda le visiteur, savez-vous pourquoi il est venu en France?

– Il veut spéculer sur les chemins de fer, dit Lord Wilmore; et puis, comme il est chimiste habile et physicien non moins distingué, il a découvert un nouveau télégraphe dont il poursuit l’application.

– Combien dépense-t-il à peu près par an? demanda l’envoyé de M. le préfet de Police.

– Oh! cinq ou six cent mille francs, tout au plus, dit Lord Wilmore; il est avare.»

Il était évident que la haine faisait parler l’Anglais, et que, ne sachant quelle chose reprocher au comte, il lui reprochait son avarice.

«Savez-vous quelque chose de sa maison d’Auteuil?

– Oui, certainement.

– Eh bien, qu’en savez-vous?

– Vous demandez dans quel but il l’a achetée?

– Oui.

– Eh bien, le comte est un spéculateur qui se ruinera certainement en essais et en utopies: il prétend qu’il y a à Auteuil, dans les environs de la maison qu’il vient d’acquérir, un courant d’eau minérale qui peut rivaliser avec les eaux de Bagnères, de Luchon et de Cauterets. Il veut faire de son acquisition un badhaus comme disent les Allemands. Il a déjà deux ou trois fois retourné tout son jardin pour retrouver le fameux cours d’eau; et comme il n’a pas pu le découvrir, vous allez le voir, d’ici à peu de temps, acheter les maisons qui environnent la sienne. Or, comme je lui en veux, j’espère que dans son chemin de fer, dans son télégraphe électrique ou dans son exploitation de bains, il va se ruiner; je le suis pour jouir de sa déconfiture, qui ne peut manquer d’arriver un jour ou l’autre.

– Et pourquoi lui en voulez-vous? demanda le visiteur.

– Je lui en veux, répondit Lord Wilmore, parce qu’en passant en Angleterre il a séduit la femme d’un de mes amis.

– Mais si vous lui en voulez, pourquoi ne cherchez-vous pas à vous venger de lui?

– Je me suis déjà battu trois fois avec le comte, dit l’Anglais: la première fois au pistolet; la seconde à l’épée; la troisième à l’espadon.

– Et le résultat de ces duels a été?

– La première fois, il m’a cassé le bras; la seconde fois, il m’a traversé le poumon; et la troisième, il m’a fait cette blessure.»

L’Anglais rabattit un col de chemise qui lui montait jusqu’aux oreilles, et montra une cicatrice dont la rougeur indiquait la date peu ancienne.

«De sorte que je lui en veux beaucoup, répéta l’Anglais, et qu’il ne mourra, bien sûr, que de ma main.

– Mais, dit l’envoyé de la préfecture, vous ne prenez pas le chemin de le tuer, ce me semble.

– Hao! fit l’Anglais, tous les jours je vais au tir, et tous les deux jours Grisier vient chez moi.»

C’était ce que voulait savoir le visiteur, ou plutôt c’était tout ce que paraissait savoir l’Anglais. L’agent se leva donc, et après avoir salué Lord Wilmore, qui lui répondit avec la raideur et la politesse anglaises, il se retira.

De son côté, Lord Wilmore, après avoir entendu se refermer sur lui la porte de la rue, rentra dans sa chambre à coucher, où, en un tour de main, il perdit ses cheveux blonds, ses favoris roux, sa fausse mâchoire et sa cicatrice pour retrouver les cheveux noirs, le teint mat et les dents de perles du comte de Monte-Cristo.

Il est vrai que, de son côté, ce fut M. de Villefort, et non l’envoyé de M. le préfet de Police, qui rendra chez M. de Villefort.

Le procureur du roi était un peu tranquillisé par cette double visite, qui, au reste, ne lui avait rien appris de rassurant, mais qui ne lui avait rien appris non plus d’inquiétant. Il en résulta que, pour la première fois depuis le dîner d’Auteuil, il dormit la nuit suivante avec quelque tranquillité.

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