Marzin, qui s’excuse d’user de lieux communs, me rappelle d’abord que chaque élément du songe est part de moi-même. L’impétrant dans la chapelle est l’esprit dans sa quête. La chapelle, c’est le monde, ou le rempart contre le monde, ou la peau du moi au contact du monde. Quel monde? Le brouillard est le monde visible, au-delà est l’objet de la quête, qui est aussi la descente en soi au cours d’une veillée, d’une nuitée fœtale. «Où donc est la pierre cachée?» me sourit-il, énigmatique encore. Les compagnons à l’aurore figurent, réunis, le moi invaincu qui renaît au lever du soleil, la victoire de la lumière sur la ténèbre. Victoire spirituelle comme en atteste la couleur de l’aube, violette, c’est-à-dire le plus haut degré visible du spectre lumineux.
Le moins important n’est certes pas la réception de l’épée. L’épée est symbole de l’énergie, celle, primordiale, que l’on a le droit même d’appeler la vie. Elle est encore le verbe, le mot ou le son créateur, imparable. Elle est toujours attribuée, selon un code ici respecté, au lever du jour et par Force, Sagesse et Beauté, qui sont les règles de travail des bâtisseurs.
«Quand l’heure surgira, il te faudra écrire, ami, avec beaucoup d’amour.» D’une bourrade malicieuse, Marzin m’invite à le suivre et à repartir et, surtout, à ne pas lui demander d’éclaircir cette dernière sentence. Nous fuyons la clairière.
Dans un sous-bois éclairé, par-delà les têtes des arbres j’entrevois les voiles de nuit qui commencent de draper la contrée. Lui, marche, sûr de son pied, homme-arbre parmi des arbres humains qui tendent leurs bras desséchés vers notre approche. Un cri, là-bas, femelle d’oiseau de nuit ou hérisson, marque la citoyenneté invisible de la forêt. Parfois, l’homme s’immobilise et écoute. Un murmure de fond de gorge nous signale la rivière qui passe, vague et divague dans son lit. Clapotis, rire contenu, rumeur de gazouillis, borborygmes vaseux, végétaux gras et odorifères, subreptices glissades sur la berge, fuites à tire-d’aile ou visqueuses immergées, pierres vertes et lisses, le monde des origines survit, ici, à nos côtés, tandis que nous nous dressons, pieds dans la tourbe et la tête loin encore des étoiles. Marzin! où est-il! Je me plante, glacé, et, dans ma tête, le pire se précipite. Me perdre! Manquer notre rendez-vous! Où est la lune? Non, Marzin coulé dans la pénombre s’est arrêté un peu plus loin et demeure, fixe, à contempler un tronc d’arbre, un pan de ciel. Enfant! si peu sûr de toi-même… Un bâton! que l’on me donnât un bâton! Je dois passer.
X
Une lune énorme et blanche occupait le ciel quand Lucile revint aux Sulèves. Pâle, alanguie et l’œil de fièvre elle pressa sur ma gorge sa bouche brûlante entrouverte. Dans cet état d’excitation je perçus une nette angoisse. Marzin avait déserté les lieux. Nous nous étions précipités l’un en l’autre. D’entre ses dents je voyais la langue vive de Lucile se figer dans une bouche inondée d’où s’échappaient en une haleine cuisante des râles rauques. Dans cet incendie un frisson total nous parcourait le corps, et le visage même et le cou de Lucile sous le poids du plaisir ont changé de grain et de couleur de peau. Ses odeurs viraient et se multipliaient dans une partition insensée et de plus en plus enivrantes. Oh! Lucile, ce qui nous fut donné là fut grand, grave et profond.
Depuis nos retrouvailles nous ne nous étions échangé que peu de mots. Quelle force nous rivait ainsi l’un à l’autre, quelle loi plus inexorable que celle qui soude deux aimants? Nos corps fourbus, toujours tendus au regard de l’autre, nous avions voulu nous raconter. Le rire en ce moment de détente l’avait emporté sur le reste. Son mariage en la mairie du petit village, mes frasques là-haut, dans le Nord, nos aspirations, grandes et petites, notre solitude toujours, tout cela était balayé, enfui, dérisoire. Rien ne nous importait plus sinon contenir ce bonheur inventé, recréé. Afin de ne laisser pas une ombre glisser sur notre rêve, nous nous gardions bien d’évoquer quelque plan de sauvegarde de ce bonheur. Sans doute nous faudrait-il aborder la question avant de laisser le malaise s’installer.
Pour l’heure, nous nous activons autour de la cheminée pour préparer un repas digne de notre hôte que nous savons devoir revenir tard dans la nuit. Je crois bien que, sans mot dire, nous jouons à être couple au foyer. Lucile!
Il me souvient bien qu’un grand calme se fit autour des Sulèves quand Marzin y rentra. Un cri d’oiseau dans la nuit seul annonça sa venue, la lune avait pris de la hauteur et semblait moins grosse.
Le bonhomme eut un sourire content quand il ouvrit sa porte. La chaleur installée en sa demeure, le lit abondant de braises qui assuraient la cuisson du repas, les odeurs de notre cuisine et ces deux êtres qui attendaient pour l’embrasser, les bougies aussi, peut-être, que nous avions allumées aux coins de la pièce, tout cela parut lui être bon. «Enfants!» murmura-t-il non sans quelque tendresse.
Cette nuit-là, avant le départ de Lucile, le vieil homme nous entretint de contes et de légendes qui constituent selon lui le pivot de l’imaginaire, l’axe des rêves de l’humanité. Lucile et moi nous tenions blottis, le regard rivé au feu, les doigts enlacés, en un heureux voyage. La voix grave et ample de l’ami nous portait de siècle en siècle au faîte de l’amour et de la connaissance de soi. Au fil des récits nous nous reconnaissions comme le point unique de la rencontre de ces amours passées, mythiques ou trop humaines. Lucile et moi avions été ces amants que rien, surtout pas la mort, n’avait pu séparer. Nous avions vision de cette ronce indestructible qui surgit de la tombe de l’un pour plonger dans celle, voisine, de l’autre. Nous sommes liés, par-delà la vie et la mort, par quelque philtre ou magique destinée. Nous sommes l’humaine carnation de la grande déesse d’Amour, notre seule finalité est l’union, que dis-je! la fusion.
Le mysticisme quelque peu confus qui hantait nos retrouvailles prenait vie et souffle dans les mots de Marzin, barde inspiré qui, parfois, prenait pose, écoutait et puisait dans les vents la suite de ses contes. Où étions-nous alors, en quels mondes, en quels cieux errions-nous ravis – je sais que nous vivions les mêmes songes!
XI
Dans ma soupente, Lucile repartie, je ne dors pas, je saigne. Chaque départ d’elle me laisse pantelant, je sais que je ne peux plus vivre sans sa présence, comme prisonnier de mon rêve.
À travers la lucarne, je regarde cligner mille feux. Un jour, nous apprendrons les ciels et leurs lectures. Orphelin je me vois, poussière désemparée, errer dans la galaxie à des vitesses de vertige, infinitésimal compté dans un univers sans mesure, une composition de systèmes mystérieusement imbriqués flottant dans des espaces sans fins et qui en croisent d’autres encore, aux profondeurs autres, sans consistance, en voie de surgissement. Ma vitale complémentarité, mon oxygène, c’est elle. Je demeure ballotté dans de sombres infinitudes, amputé, exsangue, et je ne suis que brûlure d’attente et de désir, souffrance d’elle, altéré, un escargot de sécheresse. Lucile, entends-moi. Parle-moi.
Mes yeux sont clos, je te vois. Tes mains battent l’air et ton regard est noyé dans le mien, nous repartons pour de nouvelles aires. Des vents complices nous portent ahuris au-dessus des montagnes noires et de l’océan fantasque. Écoute, mon âme, une instrumentation ancienne hurle notre joie. Vois cette cascade colorée qui se jette en nous! Vole, intrépide, et retiens-moi, allons, concert déployé, chanter aux hommes nos retrouvailles et laissons aux siècles erratiques notre quête commune. Tourne, vire et repars sans quitter, je t’aime, la Terre n’a plus de bornes et les cieux fourmillent de chambres bleu et rose où nicher notre amour d’être. Ici, au fond, tout n’est qu’apprentissage de toi, enfin… de nous. Courage, mon cœur! ces nuages nous emporteront – où?