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III

Le vieux Marzin habitait toujours en contrebas de la route, au cœur des chênes, près la rivière d’Argent. Cet homme, nous l’avions connu quand, secrets, nous allions, enfants cachant notre amour tout neuf. Il nous avait accueillis souvent dans sa maison de bois, devisant avec courtoisie avant de nous oublier quelques heures, éperdus de joie, devant le granit de la cheminée.

Quel homme étrange est notre complice! Cette figure sans âge, peut-on dire, est de nulle part. Dans ses yeux brille l’ailleurs. L’un, le droit, est mort, je ne l’appris que par une de ses confidences. Marzin est de l’autre monde. Il faut dire qu’il vit de l’autre côté de la rivière. Ce que sa bouche dit est estimable, porté par une voix chaude et sonore, presque de tonnerre, et qui sait se faire murmurante, comme s’il était des choses que l’on ne peut transmettre au tout-venant. Marzin! Je me rappelle ton hospitalité, ta bienveillance et ta lucidité.

Un soir, au sombre d’une nuit de l’été, comme nous étions heureux venus te faire visite et te porter un peu de bois, tu te fis soudain grave et, sans nous jeter un regard, tu avais lâché: «Deux bœufs attelés à une coque, ils tirent, ils vont expirer. Voyez la merveille. La route noire vous sera longue, car elle est froide. Dételés, vous réclamerez votre joug d’amour, mais alors…» Marzin fixait le feu dans l’âtre, il avait levé une main dans un geste qui pouvait exprimer la frayeur, le fatalisme ou la circonspection. Au-dehors, un vent différent se prit à souffler. Lucile et moi nous étions levés, un peu embarrassés, inquiets aussi. Balbutiant un prétexte, nous avions pris congé de toi, Marzin, mais tu n’écoutais déjà plus.

Nous nous étions attardés dans les bois alentour, jusqu’à rejoindre le pont du Rêve, cette arche minuscule et superbe qui saute la rivière. Je me souviens. Nous avions pressé le pas sur la passerelle, l’humeur assombrie par ce que nous n’avions pu celer. Tes paroles, Marzin, lourdes et bizarres, trottaient en nos têtes. «Jure-moi que tu m’aimes. – Je t’aime, mais, demain…? – Tais-toi! – Non, car je t’aime.» Comme tout cela était maladroit, maladroit et charmant, mais la musique de la rivière, seule, polissant sans fin le granit sonnait si clair.

IV

«Ah! te voici, toi! Ça me fait plaisir, entre donc.» Le vieil homme, toujours sobre, chaleureux, malicieux, s’effaçait derrière sa porte pour me céder le passage. Comme si de rien n’était, il ne s’étonnait pas plus de mon retour, après une si longue absence, que je ne fus surpris de ce qu’il avait si peu changé. Juste blanchi davantage, à peine voûté, Marzin se tenait, grand et beau, un pied sur le socle de la cheminée, le coude appuyé avec nonchalance sur la poutre antique, le linteau. Sans pose, léger, il me regarde, passant outre mes apparences, jusqu’à me fouiller l’âme. Son œil est d’un bleu marin, et il est sans fond, mais c’est son regard qui trouble, déconcerte, bouleverse, en cela qu’il s’adresse à l’inconnu qui nous habite. J’eus alors l’impression que le Vieux savait, qu’il était inutile de lui conter ma quête.

Marzin se tait, il a sorti deux verres et une bouteille. Le bruit du vin versé chante comme celui d’une source et résonne prodigieusement dans la maison de bois. «Allez!» fît-il encore en levant le coude, et nous buvons de concert. Le silence régnait toujours lorsque Marzin, après avoir bourré sa pipe grosse, fit enfin: «Tu sais, la petite, elle est mariée. Un comptable.» La voix neutre, il me parlait mais paraissait absent, en voyage.

Il s’essuya, machinal, les moustaches énormes qui lui barricadent la bouche.

«Je veux la revoir, Marzin, vous seul saurez me comprendre. Je me fous d’avec qui elle est en paire aujourd’hui. Un serment ne se refait pas. Vous en êtes le témoin. Parlez-moi d’elle, dites-moi comment…»

Le Vieux a levé le nez. Il me considère, amène et soucieux. C’est bien la rivière que j’entends courir derrière la maison, et le vent qui chahute les chênes. Bon sang! la chaleur d’antan me remonte aux veines.

«C’est la guerre ici que tu veux. Bah! l’amour, la guerre… c’est nuage et pluie, non? Je puis faire venir Lucile ici, l’innocente. Je ne l’ai pas revue depuis ton départ. Tu sais, les femmes sont oublieuses… peut-être autant que leurs hommes, après tout. Tu es en déraison, cela est certain, mais amour et déraison ne font pas non plus mauvais ménage. Il faut dire que tu as dans l’œil une mâle assurance… Je préfère que tu mettes cette force à accomplir ton devenir plutôt qu’à détourner le cours de la rivière, à déplacer les monts, que sais-je? à me mener concurrence!»

Là-dessus, nous rîmes de bon cœur tandis que l’enchanteur nous resservait de son vin délicieux.

«Tu es bien décidé, l’amant? Alors, écoute. Voici ce que nous allons faire.»

V

Le gîte que j’ai trouvé pour m’accueillir est à l’écart, dans un village voisin. La crainte de croiser quelque mémoire intacte dans le pays ne me quitte plus. Il me faut, pour Lucile, la surprise donnée de me retrouver, et l’invisibilité parfaite. Marzin fait l’exception, bien sûr, mais l’invisible lui est familier. Ce soir, nous célébrerons nos noces nouvelles, Lucile et moi. Le temps a bien cru nous condamner à l’inachevé. C’était compter sans la volonté amoureuse qui m’anime, et il est dans le tréfonds de la vallée un vieillard qui ne sait pas juger, mais servir les destins, faire la pluie ou chasser les nuages. «Je ne suis qu’une béquille!» dit-il souvent, sans jamais nommer ce que cette béquille soutient avec autant de puissance.

Ce que je sais de Marzin est peu de chose. S’il n’est pas au sens propre un ermite, il mène une vie des plus frugales. Je le vis souvent écrire, émerger de son «atelier», une cave que nous n’avions jamais visitée. Il me revient en mémoire la rencontre fortuite et fugace, chez lui, de personnages inhabituels qui emportaient sous le bras un manuscrit, quelque objet de bois ou de pierre enveloppé avec soin. Sa maisonnette, il l’a bâtie lui-même, sur un terrain communal. On raconte que, lors de son édification, alors que nul ne le connaissait, il reçut une visite d’élus courroucés, qu’il conquit aussitôt. Il ne viendrait aujourd’hui à l’idée de personne de le chasser de ce site, qui a toujours été réputé magique ou sacré, d’autant que l’homme, peu disert et même secret, a de temps à autre secouru, par d’obscurs talents, des malades délaissés par la médecine officielle, des femmes au lait tari, ou aboli de ces douleurs diffuses et barbares qui empoisonnent la vie. Si personne, ici, n’a jamais prononcé le mot de sorcier à l’encontre de Marzin, c’est, pour tout dire, que l’on respecte trop le choix de vie de l’Homme d’en bas, ou parce qu’une obscure mémoire, aussi, resurgit des temps d’avant la malédiction tombée sur les mages.

Je sais encore que le Vieux s’en va souvent, par la forêt, visiter quelques clairières et sources de sa connaissance. Il fait cela, m’a-t-il rapporté, car il est des lieux, dont Les Sulèves, qui aident à être soi-même. Chez Marzin, les murs sont couverts de livres. On pourrait dire que la maison est bibliothèque. L’éclectisme y dispute à la rareté et à l’ancienneté de certains ouvrages. Il est peu de sujets dont on ne puisse trouver quelques références dans cette étonnante mémoire.

Quand je l’interrogeai sur ce trésor, Marzin, avec un léger sourire, m’expliqua que la présence même de ces écrits, de cette humanité, lui importe plus que leurs messages. «Ce qui est couché sur le papier est mort, figé. Moi, j’aime la libre parole, qui court comme l’eau de la rivière d’Argent. Celle qui émane de la source cachée en nous, et qui ne peut être captée ni retenue. Celle qui parle aux gens de cœur, qui savent que leur raison n’est qu’un filtre. C’est la voix des temps où l’on savait soulever des montagnes de granit sans appareil d’aucune sorte, ces temps où, pour guérir un homme d’une affection quelconque, il suffisait d’apposer une main au lieu exquis de la douleur. Rien de tout cela n’est dans ces pages, ou alors, quand il y est fait allusion, ce n’est qu’un fantôme de la réalité. Écrire, c’est toujours déformer et, en somme, trahir.»

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