Rien avant, rien de plus. Est-ce du bonheur qui me fait balbutier et palpiter tandis que mon esprit, malade, navigue vif, libre et désarticulé, de fil en fil aux confins du possible? Prends-moi, donne, joue et dispose!
Qu’était Marzin devenu? Les Sulèves, bulle de verre, reposent près de la terre. La rivière soliloque bien, des oiseaux graves ou légers devisent toujours alentour; le monde pourtant, c’est sûr, a changé. Qui a nourri le feu dans la cheminée? Il brûle tant et encore, ou le temps s’est éclipsé.
Comme la nuit se meurt, Lucile frissonne. Ses feulements d’une joie presque douloureuse se font rares. Des soupirs longs blessent à présent nos noces secrètes.
«Jamais, souffle-t-elle, je n’ai tant maudit le jour à paraître. La peur, tu sais, cette glu de l’âme, m’entache le cœur, et je pense, ne m’en veuille pas, à mon retour à demeure. Que lui dirai-je, car je ne peux rien dire? Quel malheur d’avoir à réintégrer ma cellule, et que cette réincarcération même soit à risque! Ami, laisse-moi aller. Quand la nuit sera de nouveau installée, je serai revenue. Laisse, je vais!»
Elle est partie, comme ça, peu avant que la lumière ne dissipe les ténèbres, et moi je me suis glissé par quelque sente vers la rivière d’Argent, et je l’ai longuement écoutée divaguer.
VIII
Marzin réoccupait Les Sulèves à mon retour. L’homme, assis sur un tabouret devant sa cheminée, les yeux mi-clos, semblait converser avec le feu lorsque j’entrai. C’est en silence que je me posai à mon tour, près de la table derrière lui.
«Sais-tu ce que tu veux à la fin?»
La question, brusque, m’arrache à ma torpeur.
«Il n’est pourtant, garçon, que deux solutions. Ou tu te satisfais de cette incartade dans le passé et dans la vie de Lucile, ou tu tentes d’y introduire la pérennité. C’est-à-dire un travail de Titan.
– Pourquoi parlez-vous de travail, quand il s’agit d’amour?
– Parce que le travail n’est pas toujours œuvre pénible, apparemment vaine sinon pour celui qui en tire presque tout le profit. Vouloir franchir le fleuve et gagner un autre monde, c’est aussi jeter un pont pour ce faire, et donc travailler. Chercher à connaître, c’est encore apprendre à regarder, à relier les choses entre elles, c’est toujours travailler. Que fais-tu lorsque tu veux m’écouter? Tu travailles, encore, à comprendre ces signes interjetés que sont les mots que je formule. Le poète ne travaille-t-il pas à réinventer le verbe, comme l’oiseau œuvre à conserver son territoire par son chant? Ne sois pas si puéril.
– Pourquoi, alors, «œuvre titanesque»?
– Voilà une bonne question. La poser signifie que tu travailles déjà à y répondre. (Il sourit avec malice.) Peut-être entrevois-tu ce qu’il va te falloir déployer comme talent pour la convaincre de t’emboîter le pas. Elle a peur, tu le sais. Puis, si elle te suit, où irez-vous fuir la colère des hommes? Surtout, que feras-tu pour apaiser son anxiété, et peut-être, par contagion, la tienne? Gigantesque tâche, que tout cela! Ce n’est pourtant que le début. Penses-tu, même inspirés des dieux, que l’on puisse aimer impunément? La plus belle, la plus saine, la plus puissante des bêtes de course s’épuise dans le temps et sur la distance. N’oublie jamais cela. Votre char est soumis aux mêmes lois. Où que vous irez, quoi que vous ferez, la roue du temps usera votre ardeur. Encore qu’il te faut considérer ceci: ce que je nomme distance ou roue du temps, cela n’existe pas. Tu es ton seul ennemi, vous êtes votre premier danger. Imagine donc, mais vois l’effort, le travail qu’il te reste à accomplir pour garder comme un précieux bien – qui ne doit jamais t’appartenir! – celle que tu aimes.»
Le Vieux, tisonnant les braises, se tait un moment.
«Alors?»
Abîmé dans une pensée spirale, à monter et redescendre au gré de ma confiance, je pesais et soupesais en dépit de moi mes forces et mes faiblesses dans cette entreprise que me définissait Marzin. Le Vieux, qui savait aimer et être lucide, et ce n’était pas là son moindre don, s’était, semble-t-il, de nouveau absenté. Il était toujours devant le feu et me tournait le dos, mais je le savais ailleurs. Il me laissait à ma méditation.
À retrouver Lucile je m’étais beaucoup préparé. Je peux dire maintenant que j’avais aussi hésité, longtemps. Qu’est-ce qui me poussa ainsi? Pendant cette période de mûrissement, tout tendu vers elle, Lucile pensait à moi, elle me l’a dit. Tout cela est si étrange. Me voici, comblé dans mon intention première, et, de fait, comme un enfant devant une grille grande, désemparé. Saurais-je m’en retourner, laissant là ce trésor partie de moi-même, belle d’entre les belles, bouche, rêve, dents, songes, seins, ventre et bonheur? Lucile… est-il juste que nous soyons distincts? La belle question! ponctuerait Marzin. Nous ne serons pas séparés. Rejoignons-nous. Courage! Lorsque la lune recouronnera les arbres, vous serez là. Partirons-nous? N’est-il quelque piège à attendre – et pourquoi? Si je pouvais mourir d’ici à cette nuit… Que fais-tu? Ta vie, bien sûr. Oh! non, je ne veux pas être jaloux de tout ce qui n’est pas moi autour de toi, cela serait trop trivial. Tu n’es pas non plus ma moitié, tu existes en tant que telle, tu es, Lucile. Distincts mais ensemble. Veux-tu? Tu sais, les chiens de mer, quand ils se sont choisis, ne se quittent plus et nagent l’un contre l’autre jusqu’à la mort. L’indépendance, pourtant, ne pas vivre l’étouffoir, bien sûr… mais comment?
IX
Aux Sulèves je couche sous le toit. Au ras de la poutraison mon lit longe le garde-corps et par une lucarne je mire les étoiles pour m’endormir.
Aujourd’hui, je me suis assoupi sans difficulté. Le jour qui perle au travers du rideau de la fenêtre du toit ne m’a en rien incommodé. L’après-midi, après le déjeuner, Marzin m’a emmené en forêt, car je voulais lui conter un rêve que je fis.
Très vite, nous sortîmes des sentiers courus. Nous avons emprunté un chemin discret qui suit la rivière. Marzin de temps à autre s’arrête et porte la main sur le nœud d’un arbre, chêne, coudrier ou pommier. Il me semble qu’il salue de vieux amis ou, plutôt, de vieux maîtres. Cette fois l’homme des Sulèves me fit découvrir une clairière. Nous y serons accueillis par des chants bizarres d’oiseaux. Le ciel s’ouvrit sur nos têtes, et, bientôt, après que Marzin m’eut dévoilé quelques secrets de l’espace que nous occupions, nous pûmes nous asseoir sur une pierre couchée, lisse, énorme, dont une extrémité, sans doute jadis une embase, est plus large que l’autre.
«Cette pierre s’appelle la Roche Sans Clef, me confie-t-il en souriant, et je crois bien que la clef est en la pierre.»
Jamais je n’ai vu passer tant de sérénité, de chaleur, de sagesse dans la voix et le regard d’un homme. Marzin! Par ce moment, là où la forêt s’ouvre au ciel, tu as semé au fond de mon âme une graine de métamorphose.
Le rêve que je lui narrai était baigné de lectures médiévales. Une chapelle, alliant la limpide rigueur romane à l’audace et l’exaltation gothiques, m’accueille. J’y passerai, seul, la nuit. Cette nuit, à l’abri du brouillard, est une descente au sein de la terre. Qu’attendé-je? Mystique sans foi, il s’agit de découvrir en moi quelque entité que je puisse prier de m’aider à progresser. À l’aube, c’est une épée qui me sera remise, après que l’on m’aura par elle trois fois imposé. Elle se nomme la Bien-Trempée et je jure qu’elle ne sera que fléau de la Balance. La fin de la nuit est hallucinée quand s’ouvrent les battants de la forteresse consacrée. Ils s’avancent, forts, sages et beaux, frères aimants qui me plantent le genou droit en terre. Face à moi-même je suis agenouillé, hâve, fiévreux comme au retour du plus périlleux des voyages. Je te vois, mon double, mon frère, ami mon ennemi, cette nuit, et je t’ai sommé de rester coi. Je te contiendrai. Il me semble que cet instant grave sur mes joues des sillons de larmes bonnes. Dix siècles m’ont envahi, on me porte au lever du jour, l’aurore a la couleur de l’améthyste. Je vous en rapporterai, Lucile, une rose.