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Ainsi pensait Marzin de sa formidable collection d’écrits. Il faut qu’ils soient là, mais, surtout, qu’ils se taisent. À moins qu’ils ne lui parlent autrement.

VI

Aujourd’hui, une intense excitation en moi m’a rendu fébrile. La tête brûlante, bouche sèche et les mains mouillées, j’ai vaqué à dissiper ce mélange curieux de joie contenue et d’angoisse sourde. Vers le milieu de l’après-midi, je m’en suis allé par les chemins du pays, plus calme, le front baigné de pluie. Bel automne! et vous tous, arbres mes frères, donnez à un cœur pur le succès de ses aspirations! Je me suis déployé le long de ma course. Sous ma poitrine, j’ai senti forcir et s’amplifier la vie. Il m’a paru que mon regard prenait de la largeur aussi. Mes mains rafraîchies ont vu leurs doigts étranges mobiles se tendre dans l’espace, antennes ignorées, et ma bouche ouverte cueillait au passage des chênes la parole incréée. Marzin, à ce moment je t’ai mieux entendu.

Cet or de cuivre qui goutte de nos arbres, ces cris d’oiseaux qui ont aboli le hasard et cette terre noire que vêt un végétal rouge, cette forêt avance avec moi. Je suis la forêt qui va, poète et inconscient, vers une dormition, un autre prélude. Une intuition de fulgurance me fait l’entrevoir, la vraie vie! Marzin! raconte-moi encore l’art de la lecture d’entre les lignes, celle de la légende, apprends-moi tes secrets.

À mon arrivée aux Sulèves, j’étais un autre homme. Il me parut qu’un processus aux traits du mystère était engagé. Je m’en ouvrais à Marzin, qui, souriant, m’assura avec beaucoup de tendresse que mon cœur s’était sans doute ouvert, mais que mes yeux étaient encore clos. Il me fallait vivre l’attente et garder la confiance. Il sourit de nouveau. Un feu sauvage vociférait dans la cheminée, en l’attente des braises qu’il nous donnerait pour griller les pièces de bœuf que j’avais apportées. La lumière de l’âtre, irréelle, inondait le visage du Vieux et le rajeunissait singulièrement. Je lui trouvai un air de rêve. Marzin les yeux écarquillés par la gourmandise nous servit un vin chaud comme seul il le savait préparer. «Le philtre d’amour…», reprit-il. Il riait. Avant que de boire, j’avais l’esprit euphorisé. «Est-ce que…» balbutiai-je. «Tu penses! me coupa le mage, cela m’étonnerait fort qu’elle ne vînt à l’heure apéritive me visiter. Peut-être seulement l’ignore-t-elle encore.»

Marzin semblait s’être renfrogné. En vérité, je le sentis guider sa conscience hors des murs. C’est comme s’il avait disparu. Le souffle suspendu, j’observe l’homme. Les traits de son visage sont impassibles, et il a les yeux grands ouverts. On dirait qu’il est, selon l’expression juste, dans la lune. Il n’est pas pourtant de relâchement dans sa physionomie, au contraire. Une tension dans son regard me le livre attentif et volontaire, mais ailleurs, encore. Il tient entre ses deux mains, sous son nez, son bol de vin qui fume. Cette fumée ne bouge pas, Marzin retient son souffle. Un silence terrible et subit accapare la pièce. Le feu, toujours ardent, s’est tu, lui aussi. Le vent dehors est tombé et c’est un manteau mystérieux qui est jeté sur Les Sulèves, dont je suis le spectateur béotien et interdit. Cette mise en parenthèse du temps, fut-elle brève ou longue? Je ne suis plus certain que cette question ait quelque sens. Toujours est-il que je ne pus rester longtemps insensible à ce prodige, et je me pris à rêver.

Lucile traversait, songeuse, le hameau du Chêne, là-haut, au sortir du bourg. C’était elle, et pourtant non. Comment dire? Elle était une métamorphose de Lucile. L’âge lui avait forgé une silhouette et un visage superbes. Quelque formidable qu’elle me parût, une certaine raideur dans ses reins et sa nuque me laissait savoir qu’elle avait à lutter contre des contraintes ou quelque pression. Ses yeux d’eau vagues s’animent d’une excitation étrange et la manière qu’elle a de se frotter les mains à sa robe me laisse à penser qu’elle est la proie de quelques tergiversations. Elle ne cesse de consulter sa montre, comme pour un semblant de calcul, mais un sourire fin à ses lèvres la livre résolue. Ai-je lu mon nom sur sa bouche? Je ne puis tout à fait en jurer. Mais nous sommes alors l’un à l’autre et, l’appel entendu, elle se dirige déjà depuis quelques pas, avant que de connaître sa décision, vers Les Sulèves.

VII

Quand l’image d’elle s’évanouit et que je revins auprès de mon compagnon, la cheminée crépitait de nouveau, le vent avait repris sa course et Marzin me regardait calme et souriant, il lapait le vin chaud. «Elle aussi descend par la forêt, glissa-t-il. Elle aussi saura écouter ces antennes d’arbres sur son passage. Les bois savent être loquaces comme il faut. Je vous parlerai.»

La table était dressée pour trois et j’attisais les braises sous le gril quand Marzin preste se leva et lui ouvrit sa porte.

Les yeux encore embrouillés de larmes nées sous la force du vent, la chevelure défaite, comme Lucile me parut! Elle embrassait encore le Vieux, bafouillant des excuses pour un temps si long à n’être pas revenue, lorsqu’elle me vit. Toujours accroupi devant l’âtre, je n’ai pas bougé. Si mon corps ne voulait répondre aux ordres que je lui adressai, je songeais, par défaut, à fermer la bouche. Tout se précipita alors. J’entendis crier mon nom et elle, après cent morts et résurrections, toute amour, déjà sur moi qui m’embrasse et m’appelle encore. Nos regards rivés l’un à l’autre, comme ces braises, pas moins chauds, nos mains serrées l’une dans l’autre et nos cœurs accolés qui tendent à l’unisson. Pourquoi ces pleurs? ces gémissements? Pourquoi douleur, bonheur se rejoignent-ils si fort? Nous ne sommes plus qu’un, androgyne de l’aube, à balbutier, comme ivres d’une oxygénation surabondante.

Marzin, qui compulse avec négligence quelque livre, toussote avant de se retourner. Il porte un beau sourire et, calme, annonce: «J’ai faim. Pas vous?»

Ce dîner fut bien des plus étranges de ma vie. C’est comme si je fus parvenu dans l’Autre Monde et y banquetais avec des morts chéris. Esprit, beauté, amour se conjuguaient avec rêve, mystère, poésie, ou connaissance, lune et soleil. Nous jouissions chacun de notre présence aux deux autres. Lucile et moi étions aux nues, et Marzin le vif-argent, Marzin le sage goûtait la réunion de ces moitiés éparses.

Le vieil homme savait que je n’avais aucun plan quant à cette manière d’enlèvement de Lucile. Il nous fallait pourtant prendre garde, ce à quoi nous étions alors loin de songer. Un petit village à l’affût, un comptable de mari, un propriétaire légitime nous interdisaient bien sûr de nous aimer simplement. Que ferions-nous? Fuir? Seul Marzin pouvait savoir. Mais il laissait le cours de nos amours aller, impétueux, indocile, comme la rivière voisine nage dans le lit qu’elle s’est creusé.

Lucile paraissait brûler. Cheveux, regards, visage, épaules et mains, autant de flammes d’un même incendie qui me consumait. Brûlante et aérienne, sa présence à cette table m’évoquait sans répit le feu, vie et fascination, une façon d’être au monde subtile et dense. Je lui saisis souvent la main pour m’assurer de ce qu’elle ne brûlait pas physiquement. Tes yeux, Lucile, sont des ports où je m’embarque pour un au-delà. La fièvre, un feu autre, me gagne de ne pouvoir me fondre en toi. Uniques, irions-nous toujours? Et je me vide et me perds en sensations vives de désirs, mêlant sans fond intelligence et soifs autres, et je me regagne pantelant, acculé à ton image, et vous n’êtes plus que souffle, essence d’airs affolés, amour et langueur!

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