— Si vous voulez bien signer… ici.
L'inspecteur tendit son stylo et, machinalement, François signa. «Donc»… Non. Il valait mieux ne pas savoir. Le malheureux Bob blessant son père par erreur…, c'était quelque chose d'insoutenable. Le reste… C'était le secret des Skinner. Mais rien de plus terrible que ce «donc». La vérité est là…, on la devine. Comment se refuser à elle?
— Vous comptez prendre l'avion?
— Pardon? dit François.;
— Vous prendrez l'avion, sans doute?
— Non. Le train… J'ai un rapide à 15 heures.
— Mais alors…, vous ne reverrez pas M. Skinner?
— C'est vrai, fit François. Je n'avais pas pensé à cela?
— Voulez-vous que je vous dépose à l'hôpital; c'est sur ma route.
— Avec plaisir.
La voiture du policier était presque aussi vieille que la Morris de M. Skinner. Et aussitôt François pensa à la mallette qui contenait les pistolets. Elle était toujours cachée dans la Morris. Le moindre détail le ramenait invinciblement au mystère.
Oui, elle était cachée, mais pour combien de temps; et si Morrisson mettait la main dessus, il identifierait immédiatement la balle et Bob saurait qu'il avait tiré sur son père et il en tomberait malade. Et toute sa vie il traînerait ce remords. Jamais! Jamais!..
François croisa les bras, appuya son menton sur sa poitrine, et se dit:
«Pour Bob, je me dois d'y voir clair… Donc,
j'accepte l'inévitable. C'était bien M. Skinner qui était, ce soir-là, à la villa. C'était bien M. Skinner qui avait emporté le dossier rouge, son propre dossier, et qui avait simulé un cambriolage. Mais pourquoi?… Il n'y avait qu'une réponse, aveuglante de simplicité: l'invention avait une grosse valeur, d'une part; et d'autre part, M. Skinner voulait être riche. Il avait donc eu l'idée de vendre une seconde fois ses plans… Et pourtant, il n'était pas un malhonnête homme; cela, François en était sûr. Non, pas malhonnête. Mais peut-être exploité par ce Merrill qui l'avait obligé à accepter des conditions très dures. Qui saurait jamais ce qui s'était passé dans le cœur du malheureux? Indignation? Révolte?… D'où la tentation de tirer double profit de son invention. Mais comme, inévitablement, on apprendra, un jour ou l'autre, la mise en fabrication d'automates semblables à ceux qu'il a créés, il est indispensable de procéder à une mise en scène, de simuler le vol des plans.
«A partir de là, tout devenait clair. D'accord avec ce Carolyi, qui était à coup sûr l'intermédiaire chargé de la négociation, M. Skinner avait soigneusement arrêté tous les détails de l'opération. Premier temps: Laslo Carolyi, convenablement grimé, se présente à la maison durant l'absence de M. Skinner. Son attitude est volontairement inquiétante. On se souviendra de lui; on pensera, plus tard, que le cambrioleur est venu repérer les lieux. Deuxième temps: le coup de téléphone pendant le dîner. Carolyi échange avec l'ingénieur quelques propos arrêtés d'avance, et l'ingénieur annonce que Merrill le réclame, tout en précisant qu'il n'a pas reconnu sa voix. Ainsi, tout le monde sera persuadé qu'il a été attiré dans un piège. Troisième temps: M. Skinner, ne pouvant imaginer que Bob a eu un malaise et que les deux garçons sont rentrés à la maison, revient chez lui, sachant que Mrs. Humphrey est couchée, et qu'il va pouvoir se comporter exactement comme un voleur…, avec cette différence «qu'il fera assez de bruit pour être entendu par la gouvernante», car il a besoin, pour la police, du témoignage de la vieille femme. Il sera évident que quelqu'un — le visiteur de l'après-midi — s'est introduit dans la villa grâce aux clefs qu'il a prises à M. Skinner, après avoir attaqué ce dernier alors qu'il se rendait chez M. Merrill. Ce que confirmerait, d'autre part, l'ingénieur, qui déclarerait avoir été frappé et assommé.»
Tel était bien le plan. François en était sûr. Ses explications s'ajustaient si étroitement aux faits qu'aucune autre solution ne pouvait être retenue.
Il ouvrit les yeux. La voiture tournait autour d'une place inconnue, dans un quartier de bureaux et de banques, car on voyait, sur les trottoirs, des gentlemen en melon, parapluie au bras et attaché-case à la main. Mais le spectacle de la rue ne pouvait distraire François de ses pensées.
Pauvre M. Skinner! Quelle avait dû être sa frayeur quand il avait entendu les pas des deux garçons, dans l'escalier! Il avait fui à toutes jambes, pour rejoindre sa voiture où Carolyi devait l'attendre. Hélas! Bob avait tiré!.. Et l'impossible, comme il arrive souvent, s'était produit. Un homme entraîné aurait raté la cible, à cause de l'obscurité. Bob, lâchant son coup de feu au hasard, avait fait mouche. Voici l'ingénieur blessé à bord de la Morris. Bref conseil de guerre, sans doute. Mais les deux hommes n'ont pas le choix. Il n'est pas tard, ils peuvent penser que les premiers secours ne tarderont pas à arriver; ils peuvent surtout penser que la blessure n'est pas grave. Carolyi conduit donc immédiatement son compagnon à proximité du domicile de M. Merrill et, abandonnant la voiture, disparaît avec les plans.
Et alors, de la façon la plus inattendue et la plus dramatique, va se trouver confirmée la version de l'agression et du cambriolage. Qui pourrait supposer une seconde que M. Skinner est l'auteur du vol dont il est la victime? Le voilà innocenté, à condition que la police n'enquête pas sur l'arme qui a tiré la balle. Qu'on découvre le pistolet et le plan de l'ingénieur s'écroule. Or, on peut faire confiance à la police. Lentement, méthodiquement, elle finira par découvrir la vérité. Carolyi a dû comprendre cela du premier coup. Il faut à tout prix récupérer les pistolets, mais comment?…
Là, Sans-Atout hésite. Il tâtonne. Il n'est qu'un détective amateur, pas encore habitué à pousser à fond un raisonnement rigoureux. Mais il est facile d'aller un peu plus loin…
Qui peut agir, désormais?… Miss Mary, parbleu! L'ingénieur n'aurait sans doute jamais consenti à avouer à sa fiancée la machination qu'il avait imaginée. Mais Carolyi n'a pas de ces scrupules. Il est en danger, lui aussi. Il doit donc tout raconter à Miss Mary et la supplier d'intervenir. Lui téléphone-t-il, en pleine nuit? Se rend-il chez elle?… Cela, c'est un détail sans importance. Ce qui est sûr, c'est que la jeune femme est prête à tout pour sauver M. Skinner. La preuve?… Eh bien, le coup de la mallette. Elle fera disparaître l'étui aux pistolets. Seulement, si les pistolets disparaissent seuls, on risque de se poser des questions trop précises; alors, comme elle est rusée, elle escamotera également des objets insolites, comme la main de marbre, l'éléphant, le kriss malais. Ainsi, ce second cambriolage paraîtra absurde, incohérent, et ajoutera encore au mystère.
D'où les événements de la seconde nuit. Tout le monde étant endormi, Miss Mary a toute facilité pour agir. Elle cache les objets dans sa chambre, puis découpe une vitre du salon, soulève la fenêtre et va donner l'alarme. Qui pourrait penser?… Et, le lendemain, elle va porter la mallette à Carolyi, qui attend, dans la rue. Les pistolets soustraits à la police, on peut commencer à respirer.
Et là, soudain, Sans-Atout rougit. Comme il s'en veut, maintenant! Car il a tout compromis par son intervention. S'il n'avait pas eu cette idée idiote de filer l'homme roux, reconnu dans le couloir de l'hôpital, s'il n'avait pas repéré la maison où ce dernier s'était installé; enfin, s'il n'avait pas récupéré la mallette, croyant réaliser un coup de maître, le malheureux M. Skinner aurait attendu paisiblement l'opération et Miss Mary n'aurait pas connu ces heures affreuses. Sans-Atout les imagine sans peine! Et lui qui soupçonnait la courageuse jeune femme. Il comprend, maintenant, pourquoi elle pleurait, dans le jardin. Et pourquoi elle s'était composé ce masque un peu farouche, quand elle était en présence de Bob. Epargner le fils! Sauver l'honneur du père! Affronter la police sans un tremblement! Comment pourrait-il jamais s'acquitter envers elle, se faire pardonner ses doutes, ses soupçons? Et surtout comment pourrait-il effacer la suite, car tout ce qui était arrivé, après la récupération de la mallette, c'était lui qui l'avait provoqué…