– C'est l'été, dit la gardienne rêveuse. En été, c'est seulement par hasard qu'on vient traîner par ici.
Le comité local du Parti semblait abandonné lui aussi.
– Il est parti à la tête d'une commission inspecter la région, dit la secrétaire. Demain il ne sera pas encore rentré. D'ailleurs ce n'est pas de la compétence du Raïkom. Il faut vous adresser sur les lieux de son ancien travail.
Le lendemain Olia répéta ce circuit. Elle exigeait, implorait, essayait de téléphoner à Moscou. Le soir, elle avait peur de rentrer à la maison. C'était déjà le quatrième jour de ses tribulations avec le cercueil rouge. En entrant dans la pièce où il était posé, elle avait peur de respirer, de sentir quelque odeur et de devenir folle. La nuit, le cercueil lui vint en rêve, non rouge et long comme il était, mais petit, luxueux, verni et peint comme un coffret de Palekh. Elle essayait de le faire rentrer dans un casier de consigne automatique. Mais tantôt elle oubliait de composer le code, tantôt elle en était empêchée par les passants. Enfin, n'y tenant plus, elle avait décidé de l'abandonner en récupérant son contenu. Elle essayait de l'ouvrir, de détacher ses deux parties comme on décolle les valves d'un coquillage. Et, en effet, le cercueil ressembla soudain à une coquille noire finement modelée, couverte de vernis muqueux. Quand enfin, en se cassant les ongles, elle parvint à ouvrir ce coquillage, elle y trouva la poupée en celluloïd de son enfance qui la regardait avec des yeux étrangement vivants et humides, comme ceux d'un être humain.
Au matin, Olia alla au cimetière. Dans une cabane exiguë, derrière l'église délabrée envahie par les herbes folles, étaient assis trois hommes qui avaient étalé sur un morceau de journal des Poissons secs et du pain, et qui buvaient.
Ils écoutèrent sa demande et ensemble secouèrent la tête:
– Non, non, pas question! Vous tombez comme de la neige sur le crâne. Demain, c'est samedi; aujourd'hui on finit une heure avant. Ben! Qu'est-ce qu'on est alors, nous? des esclaves? Tant que vous y êtes, venez le dimanche. Non, non, c'est pas possible.
Olia ne partait pas. Elle comprenait qu'ils jouaient cette comédie pour être payés davantage. Les hommes de nouveau parlèrent entre eux de leurs affaires, lui jetant de temps en temps des regards obliques, retirant des arêtes coincées dans leurs dents. Enfin l'un d'eux, comme par pitié, lui dit:
– Bon, ma belle, file-nous cent roubles maintenant, cinquante roubles après, et on va te faire un enterrement de première classe.
– Combien? demanda Olia interloquée, pensant qu'elle avait mal entendu.
– Cent cinquante, répéta l'homme. Et toi, qu'est-ce que tu as cru? On ne va pas travailler pour tes beaux yeux. Et en plus un samedi! Nous sommes trois. Et il faudra encore donner au chef, puis au chauffeur. C'est comme tu veux! Moi, je te propose ça par bonté d'âme.
Et dans un craquement sec il mordit un grand bulbe d'oignon.
Il ne restait plus à Olia que dix roubles. Les hommes étaient assis bien à leur aise et, en se coupant la parole, échangeaient leurs impressions sur les funérailles d'un responsable local. Toute la cabane était encombrée de vieilles couronnes effilochées, de pierres tombales, de barres de fer pour les clôtures. Olia eut envie de dire à voix basse à ces hommes: «Mais ayez pitié de moi, salauds!»
– Si j'apporte l'argent demain matin, deman-da-t-elle, ça vous va?
Les hommes approuvèrent de la tête.
– Oui, comme ça, ça va. On commencera à creuser le matin, avant la grosse chaleur.
En arrivant à Moscou, Olia se mit à téléphoner à toutes ses relations. Mais trouver quelqu'un en été, et surtout un vendredi soir, c'était bien difficile. Le seul qui répondit à son appel était une vague connaissance, un trafiquant que Ninka lui avait fait rencontrer.
– Olia, cria-t-il presque avec joie dans l'écouteur, moi, tu sais, on m'a tout raflé. Oui, les flics m'ont pris près de la Beriozka avec des devises toutes chaudes. Et l'appartement, ils l'ont vidé aussi. Je suis à sec. Alors, tu vois, je serais bien content de t'aider, mais je n'ai plus rien. Attends, je vais te filer l'adresse d'un copain. Il peut changer tes devises. Quoi? Tu n'en as pas? Eh bien alors, des bricoles en or. Écris. Il s'appelle Alik. Oui, un Azerbaïdjanais, un brave type. Seulement un peu imprévisible…
Elle arriva chez Alik tard dans la soirée. Quand elle lui proposa le bracelet aux émeraudes et deux bagues, il se mit à rire.
– Et vous me dérangez pour ça? Non, jeune fille, je travaille sérieusement, moi. Risquer d'aller scier du bois dans le Nord pour cinq grammes?
Et déjà il la poussait vers la sortie à travers le couloir sombre. Tout à coup, comme se souvenant de quelque chose, elle ouvrit son sac et tira Étoile d'or.
– Et cela?
– Vous avez le livret? Olia le lui tendit.
– Avec le livret, je vous donne cent roubles.
– Il m'en faut cent cinquante, dit Olia d'une voix fatiguée.
– Alors vous repasserez, coupa Alik en ouvrant la porte.
Dehors, Olia entra dans une cabine téléphonique. On décrocha tout de suite.
– Aliocha? souffla-t-elle, presque sans y croire.
– Quelle surprise! répondit avec un étonne-ment tranquille une voix douce au bout du fil. Où avais-tu disparu? D'ailleurs tu as raison, c'est ma faute. Je vis maintenant entre Moscou et Paris. Nos mauvaises langues diplomatiques ont laissé entendre que tu as eu quelques ennuis? Non, mais tout va finir par s'arranger. Excuse-moi, je ne peux pas t'accorder beaucoup de temps. J'ai là une réunion avec des responsables du Festival. Oui, les Français eux aussi sont là. C'est dommage que tu ne puisses pas venir, tu serais la fleur de notre assemblée d'hommes. Tout va finir par s'arranger. Excuse-moi, je dois rejoindre mes invités. Ne m'oublie pas. Fais-moi signe. Et bonne nuit!
Olia raccrocha. «Diplomate!» pensa-t-elle. Puis elle retira de son sac le bâton de rouge et le poudrier.
En ouvrant la porte, Alik lui jeta négligemment:
– Ah! Vous vous êtes ravisée. Et vous avez bien fait. Cent roubles, c'est le juste prix. Cette Etoile va traîner ici encore plusieurs mois. En ce moment il n'y a pas beaucoup d'amateurs pour un tel risque.
– Il m'en faut cent cinquante, répéta Olia.
Et elle le regarda longuement dans les yeux. Alik la prit par le coude et déjà d'une voix tout autre prononça:
– Personne ne vous a jamais dit que vous avez les yeux d'une biche de montagne?
– Où dois-je aller? demanda-t-elle d'une voix lasse.
L'enterrement se déroula très rapidement. Les hommes travaillaient vite et adroitement. Quand on combla la fosse, Olia remarqua qu'avec la terre tombaient, coupées par les pelles, d'éclatantes fleurs de pissenlit, et cela lui causa une piqûre douloureuse.
L'après-midi, elle était déjà assise à la cuisine, dans l'appartement de ses parents. Elle regardait les murs que son père, avant son départ pour Moscou, avait commencé à peindre en bleu clair. Sur la cuisinière à gaz sifflait d'une façon apaisante la grande et vieille bouilloire qui lui était familière depuis l'enfance. Il lui semblait que tout était encore possible; il fallait seulement apprendre à ne plus penser, à ne plus se souvenir.
À ce moment, sous les fenêtres retentit une voix féminine stridente.
– Petrovna, on dit qu'au Gastronom il y a du beurre! Allons-y! On en aura peut-être.
– Et combien de plaques on donne à chacun? cria de la fenêtre Petrovna.
Mais leur voix fut couverte par une basse masculine:
– Vous avez tort, mes petites dames, de vous précipiter. J'en viens. Ce n'est pas du beurre, c'est seulement de la bonne margarine. Et même il n'y en a déjà plus.
Olia ferma les yeux et, pour la première fois durant tous ces jours, elle pleura. Le soir même elle partit pour Moscou.