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Puis, à demi étendue sur le divan, jetant des regards distraits sur l'écran, elle poursuivit d'une voix rêveuse:

– Tu sais, j'en ai parfois aussi, moi, de ce vague à l'âme… Il m'arrive aussi d'en avoir assez. Tu es couchée avec ce fichu capitaliste, il respire et te souffle dans l'oreille… Quelle tristesse! Tu te dis: «J'étais une écolière en tablier blanc, j'attendais le prince charmant en manteau étoile…» Et à propos, comment va ton prince du K.M.0. [25]? Tu te rends compte quel fiancé je t'ai fait connaître! Et toi, tu te plains toujours… Un don des dieux, un fiancé pareil! Les parents au COMECON, un appartement de quatre pièces sur Koutouzovski! Tiens-le mieux que ça, ne le laisse pas s'envoler! Tu n'en retrouveras pas un autre comme ça. Un futur diplomate!

On commençait à transmettre la météo.

– Oh là là! Jusqu'à moins vingt-cinq, soupira Svetka. Non, demain j'achète des sinapismes.

«Tout est bien, pensait Olia. J'ai bien fait de parler avec Svetka. Elle a raison, je me casse trop la tête. Trop de nourriture me coupe l'appétit…»

Elle avait fait la connaissance de ce prince du K.M.O., Alexei Babov, en automne. Svetka l'avait invité à leurs fêtes bruyantes. Depuis, Olia le rencontrait souvent et il passait parfois la nuit chez elle. Elle le retrouvait aussi quelquefois chez lui. Dans sa chambre, il y avait sur l'armoire un violon dans son étui.

– Tu joues? lui demanda-t-elle un jour.

– Non, c'est une fantaisie de jeunesse, lança-t-il négligemment.

Il cherchait à paraître plus âgé. Ses parents, en hâte, lui faisaient une carrière, et cette ascension rapide ne correspondait pas à son âge. Il s'habillait avec goût en assemblant, comme dans une mosaïque, des vêtements d'importation; il trouvait tout, jusqu'aux boutons de manchette. Il avait les cheveux noirs, les yeux bleus et la peau des joues extrêmement douce. Dans ses relations intimes avec lui, Olia s'étonna d'abord du caractère méthodique et de la complexité des poses qu'il inventait. C'était de l'acrobatie amoureuse. Un jour, en regardant les livres de sa bibliothèque, elle trouva sur un rayon le plus élevé, entre un volume de droit international et les «Organisations de jeunesse en France», un livre en français: Le Savoir-faire amoureux. Les accouplements les plus invraisemblables étaient décomposés en figures successives comme des techniques de lutte. La porte claqua, Alexei revenait. Olia rangea précipitamment le livre et sauta de sa chaise…

Oui, vraiment, tout allait bien. Un travail vivant, un cortège incessant de visages et de noms, le remue-ménage qui annonçait le nouvel an. C'était agréable de plaire, de le voir dans le regard d'hommes soignés et pleins d'assurance. Agréable de porter son corps jeune et ferme, d'imaginer son visage, ses yeux, dans cette agitation humaine de la capitale. Et de se sentir adulte, indépendante et même un peu agressive.

Olia ne savait pas que, vu de profil et à contre-jour, le reflet de son visage semblait presque transparent et d'une finesse juvénile, et rappelait le visage de sa mère au même âge. Mais cela, seul son père le voyait. Et même lui le voyait à travers une telle amertume du passé que, malgré lui, il secouait la tête comme pour chasser cette fragile ressemblance.

3

– «On ne peut plus reculer, qu'il dit. Derrière nous, Moscou!» Et derrière nous, nom de Dieu, des mitrailleuses! Ha! Ha! Ha! Maintenant Gorbatchev va tous les foutre en l'air. Tu as lu sur Brejnev, dans les Izvestia! On écrit: la stagnation, la maffia… Et avant, c'était «le socialisme développé». Ça, c'est ce qu'on appelle une volte-face! Et sur Staline aussi, tu as lu, Vania? Les Mémoires de Khrouchtchev… Nikita écrit – quand la guerre a éclaté, Staline, de peur, a fait dans ses culottes. Il s'est barricadé dans sa datcha et ne laissait entrer personne. Il pensait qu'il était fichu. Et à nous on racontait des bobards: «Il a organisé la lutte… il a tracé la stratégie de la victoire…» Un sacré généralissime!

Ivan dodelinait de la tête, n'associant qu'avec peine cette voix et la tache pâle du visage qui flottait dans la fumée nacrée du tabac. Entre les tables naviguaient des serveurs à la carrure de gorilles et à la physionomie de videurs. Avec leurs doigts en éventail ils portaient des grappes de bocks.

Ivan ne comprenait presque plus rien de ce que lui disait son voisin – celui qui pendant la guerre avait servi dans les transmissions. Il entendait seulement: «Staline… Staline…» Et confusément cela faisait remonter en lui une image du passé: la plaine glacée de la place Rouge, le 7 novembre 1941, le flot interminable des soldats transis et lui-même enfin, au milieu de ces colonnes glacées. Le Mausolée apparut, de plus en plus proche. Et déjà le chuchotement des soldats, comme un murmure de vagues, parcourt les rangs: «Staline… Staline…» Soudain il l'aperçoit sur la tribune du Mausolée, dans la vapeur glacée des respirations. Staline! Calme, immobile, inébranlable. À sa vue quelque chose de presque animal tressaille en chacun d'eux. Chacun d'eux se croit regardé par lui au fond des yeux.

«Après ce défilé, les soldats partaient directement au front», expliquera après la guerre la voix assurée du présentateur commentant ce document d'époque. Et chacun emportait dans son cœur les paroles inoubliables du Chef suprême des armées: «Notre cause est juste! La victoire sera à nous!»

Et eux marchaient, marchaient toujours, régiment après régiment; et dans leurs yeux exorbités se reflétaient les murs crénelés du Kremlin, le Mausolée givré qui semblait être en daim blanc, et un homme de taille moyenne dont la moustache était recouverte de gouttelettes argentées…

Près de leur table surgit un colosse, une serviette blanche sur le coude, qui, regardant d'un air blasé les trois vétérans ivres, lança:

– Alors, les grands-pères, je remets ça ou on fait les comptes?

– Vas-y, mon fils, une dernière tournée avant de partir, beugla le voisin d'Ivan. Tu vois, nous, on s'est rencontré ici, on est tous presque du même régiment, on a fait la guerre sur le même ront. Seulement moi, j'étais dans les transmissions, Vania dans l'artillerie et Nicolaï…

En hoquetant il se mit à raconter sa guerre avec de larges gestes sur la table. Le serveur attrapa les bocks vides et s'en alla en bâillant chercher la bière.

Ivan revoyait maintenant, non pas la place Rouge, mais une cour recouverte de boue pétrifiée par le froid et la neige sèche, entourée de baraquements, ou bien de casernes. On les a parqués là et gardés dans le vent glacé, plusieurs heures. On a aussi amené sur de grandes télègues des gars de la campagne, mal dégrossis, aux vestes ouatées, aux chapkas ébouriffées, aux valenki [26] avachis. Personne ne sait ce qui va arriver – si on va les envoyer tout de suite en première ligne ou si on va les laisser là, les nourrir ou les fourrer à la caserne, sur les bat-flanc. Et le bleu du ciel bas d'hiver se durcit lentement. Le crépuscule descend. Il neige et ils sont toujours debout, plongés dans un engourdissement ensommeillé et silencieux. Et soudain, quelque part du côté des télègues, dans un cri strident rugit la garmochka [27]. C'est un gars de la campagne qui joue, avec une crinière de boucles dorées pas encore tondue, sans chapeau, une veste de mouton usée déboutonnée… Il joue Iablotchko [28], il joue avec une passion désespérée, en tirant furieusement sur sa garmochka. Son regard aveugle se perd au loin, quelque part au-dessus des têtes. Au milieu des soldats qui l'entourent un marin danse avec la même passion désespérée, frappant violemment des talons la terre glacée. Il est de taille moyenne, robuste, les traits du visage taillés à la serpe. Maillot de marin, caban noir. Il danse avec violence, découvrant ses dents dans un rictus sauvage et figé, fixant lui aussi l'horizon gris dans une ivresse aveugle. L'accordéoniste joue de plus en plus vite en se mordant les lèvres et en secouant la tête avec frénésie. Et le marin frappe la terre de plus en plus fort. Les soldats envoûtés regardent son visage défiguré par la souffrance bienheureuse. Ils ne savent plus où ils sont, ils ne pensent plus à la nourriture, ni au sommeil, ni au front. L'officier qui s'est approché pour mettre fin à cette gaieté par un grand coup de gueule s'arrête et regarde en silence. Les chaussures du marin sont lourdes comme si elles étaient en fonte. Elles sont lacées avec des bouts de fil télégraphique…

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[25] Comité qui s'occupe de toutes les organisations de jeunesse dans le monde.

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[26] Hautes bottes de feutre.

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[27] Petit accordéon russe.

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[28] Petite pomme, chanson de marin.

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