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Le serveur apporte la bière, pose les bocks sur les traînées humides de la table. Soudain, tout à fait clairement, comme chez celui qui n'a rien bu, résonne dans la tête d'Ivan une question: «Mais où est-ce qu'il peut bien être maintenant, ce petit marin? Et cet accordéoniste frisé?» Et tout à coup de la pitié pour eux le saisit. Et, sans savoir pourquoi, de la pitié aussi pour ceux avec qui il boit. Son menton commence à trembler et, à demi couché sur la table, il tend les bras pour les embrasser et ne voit plus rien à travers ses larmes.

Avant de s'en aller, ils boivent la troisième bouteille de vodka et, titubant, se soutenant l'un l'autre, sortent dans la rue. La nuit est pleine d'étoiles. Sous les pieds crisse la neige glacée. Ivan glisse et tombe. Le télégraphiste le relève avec peine.

– C'est rien! C'est rien, Ivan! T'en fais pas, on va te rentrer. T'y arriveras, t'en fais pas…

Ensuite il se produit quelque chose d'étrange. Nicolaï tourne sous un porche. Le télégraphiste fait asseoir Ivan sur un banc, s'en va chercher un taxi et ne revient plus. Ivan se relève avec difficulté: «J'y arriverai tout seul, pense-t-il. Maintenant il va y avoir un magasin, puis le Raïkom, et après je tourne à gauche…»

Mais au tournant il ne voit pas l'immeuble à quatre étages et son entrée familière, mais une large avenue sur laquelle filent des voitures. Il s'arrête, ébahi, s'appuyant au mur de la maison. Puis, chancelant, il revient sur ses pas, fuyant la grande avenue qui n'existe pas à Borissov. Ces congères-là, elles, elles existent bien à Borissov. Il faut les longer. Et ce banc, et cette palissade aussi existent. Oui, oui, maintenant il n'a plus qu'à traverser cette cour… Mais au bout de la cour se dresse une invraisemblable apparition – un énorme gratte-ciel pareil à une fusée illuminée de milliers de fenêtres. Et de nouveau il rebrousse chemin, glisse, tombe, se relève en s'agrippant à un arbre plein de givre. De nouveau il va vers les congères familières, le banc, sans comprendre qu'il n'est pas à Borissov mais à Moscou, qu'il tourne autour de la gare de Kazan où il est descendu du train, ce matin.

Deux voitures freinèrent presque en même temps près de la congère où Ivan était étendu. L'une d'elles, celle de la milice, ramassait les ivrognes pour les amener au dessoûloir; l'autre était l'ambulance des urgences. La première faisait sa ronde de minuit, l'autre avait été appelée par une retraitée au bon cœur qui, de sa fenêtre, avait vu Ivan couché par terre. La chapka avait volé à cinq mètres lorsqu'il était tombé. Aucun des passants attardés n'en avait eu envie – qui a besoin d'un vieux couvre-chef fripé de chauffeur? En tombant, Ivan s'était écorché la joue à l'angle du banc, mais le sang froid s'était figé sans avoir même coloré la neige.

De la cabine de la fourgonnette descendit un milicien ensommeillé; de la voiture des urgences sauta une jeune infirmière, un manteau jeté sur sa blouse blanche. Elle se pencha sur le corps étendu et s'exclama:

– Ah! Ce n'est pas de notre ressort. À quoi bon nous téléphoner? C'est un ivrogne! Ça crève les yeux! Et ils vous téléphonent: «Venez vite, il y a quelqu'un par terre, sur la route… peut-être renversé par une voiture. Ou bien un arrêt cardiaque…» Tu parles! Il empeste à trois kilomètres!

Le milicien se pencha également, tira le corps par le collet en le renversant sur le dos.

– Nous, on ne le prend pas non plus. Il a tout le visage en sang. Pour un poivrot, c'est sûrement un poivrot. Mais il y a dommage corporel… C'est à vous de le soigner. Nous, on ne s'en occupe pas.

– Alors vous, vous y allez fort! s'indigna l'infirmière. Le soigner! Il va vomir dans tout le service. Et qui va nettoyer? Déjà on ne trouve plus de femme de ménage…

– Et moi je vous dis que ce n'est pas notre affaire de ramasser les gens qui ont un dommage corporel. Dans le fourgon, il va peut-être crever. Ou bien sous la douche, en perdant son sang.

– Quelle perte de sang? Ne nous faites pas rire. Pour cette éraflure? Tenez, regardez-le, son dommage corporel…

L'infirmière s'accroupit, retira de sa sacoche une petite fiole d'alcool et un tampon de coton, et essuya l'éraflure sur la joue d'Ivan.

– Le voilà, votre dommage corporel, dit-elle en montrant au milicien le coton légèrement bruni. Ça ne coule même pas.

– Très bien. Puisque vous avez commencé à le soigner, soignez-le jusqu'au bout. Ramassez-le et finissons-en.

– Pas question! Ramasser les pochards, c'est votre travail. Sinon à quoi bon tous les dessoûloirs?

– À quoi bon? Si on le prend maintenant, avec sa trogne en sang, demain matin il va gueuler: «Les flics m'ont tabassé!» Allez prouver le contraire! Tout le monde est instruit maintenant. A la moindre histoire, paf! un article dans le journal: violation de la légalité socialiste. Eh oui! C'est la Glasnost maintenant… Avec Gorbatchev, ça pullule, les démagogues. Sous Staline, on vous aurait vite mis où il fallait… Bon! Si c'est comme ça, faites-moi une attestation comme quoi il a la tête en sang. Sinon, je ne le prends pas.

– Mais je n'ai pas le droit de faire une attestation tant qu'il n'a pas été examiné.

– Alors, examinez-le…

– Pas question. On ne s'occupe pas des ivrognes!

La dispute s'éternisait. De la voiture des urgences descendit le chauffeur; le deuxième milicien sortit de la fourgonnette jaune du «Service médical spécial». Il poussa de la botte le corps étendu et marmonna:

– Pourquoi discuter comme ça? Il a peut-être déjà cassé sa pipe. Laissez-moi voir.

Il se pencha et très brutalement appuya deux doigts derrière les oreilles d'Ivan.

– Voilà, retenez bien ce petit truc, ricana-t-il en jetant un clin d'œil à l'infirmière. Ça vaut mieux que tous vos sels. Ça réveille un mort.

Sous le coup d'une douleur insoutenable, Ivan ouvrit des yeux hagards et râla sourdement.

– Vivant! gloussa le milicien. Il lui en faut plus! Il est couché sous le réverbère comme pour bronzer! Bon, Sérioja, apparemment il faut qu'on le ramasse. De toute façon, on ne peut pas confier cet homme à ces toubibs. Ils les esquintent plus qu'ils ne les soignent.

– Et vous, vous êtes des petits saints! riposta l'infirmière, heureuse d'avoir eu finalement gain de cause. Tenez, dans la Pravda l'autre jour, il y avait un article sur les dessoûloirs. On amène un ivrogne et on le dévalise. On lui vole sa paie, sa montre, on lui prend tout…

– Bon, bon! ça suffit! coupa le milicien. Fermez-la. Nous en avons assez déjà avec Gorbatchev et ses discours. Il nous casse les oreilles avec sa perestroïka…

L'infirmière sauta dans la voiture, claqua la porte, et le véhicule des urgences s'en alla.

On tira Ivan dans la fourgonnette et on le laissa tomber sur le plancher. L'un des miliciens s'assit au volant, l'autre déboutonna le haut du manteau d'Ivan et chercha ses papiers. Il sortit un livret froissé, le tourna vers la lumière et commença à le déchiffrer. Soudain il émit un sifflement de surprise.

– Nom de Dieu, Sérioja, un Héros de l'Union soviétique! Et ces foutus médecins qui ne nous l'ont pas pris! Et maintenant, qu'est-ce qu'on en fait?

– Et qu'est-ce qu'on peut en faire, nous? Pour nous, Héros de l'Union soviétique ou méme cosmonaute, ça nous est bien égal. Notreboulot est simple: on le trouve, on le charge, on le ramène, et c'est tout. Et là-bas, c'est à l'officier de décider. Bon, on y va. Ferme cette putain de porte, j'ai déjà les pieds glacés.

Ivan s'était mis à boire tout de suite après la mort de sa femme. Il buvait beaucoup, avec acharnement, sans se l'expliquer, sans se repentir, sans jamais se promettre de ne plus boire. Borissov est une petite ville. Bientôt tout le monde connaissait l'histoire du Héros devenu ivrogne.

Le chef du parc des véhicules convoquait Ivan de temps à autre et, avec indulgence, comme s'il s'adressait à un enfant qui avait fait une bêtise, il lui faisait la morale:

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