Elle apparut brusquement. Pris au dépourvu, il roula à la hâte une cigarette en plissant les yeux. Il n'avait même pas remarqué qu'elle courait. Ses grandes bottes et sa jupe étaient éclaboussées par la boue, ses cheveux collaient sur son front en mèches humides. De la chambre voisine sortait le médecin-chef. Il l'aperçut et s'arrêta comme pour lui dire quelque chose. Mais elle se jeta sur lui et, dans un sanglot qui éclata comme un rire, cria: «Lev Mikhaïlovitch! La voiture… sur une mine… près du ruisseau… Le ruisseau a débordé… J'étais descendue pour chercher le gué…»
Le médecin-chef la poussait déjà vers son cabinet installé dans la salle des professeurs. Elle continuait à jeter par saccades: «Tolia voulait passer par le champ. C'était bourré de mines… Ça flambait tellement qu'on ne pouvait pas s'approcher… Mania… Mania a brûlé aussi…»
Dans le couloir il y eut un brusque remueménage. Les infirmières couraient, leur trousse à la main. Le Héros de l'Union soviétique se pencha par la fenêtre. À travers la cour de l'école se précipitait le médecin-chef, traînant sa jambe mutilée lors d'un bombardement. On entendait le ronflement du moteur de la camionnette aux ridelles surélevées par des planches de bois vert.
C'est plus tard qu'ils firent connaissance. Ils se parlaient et s'écoutaient avec une émotion joyeuse qu'ils n'avaient jamais ressentie. Et pourtant qu'avaient-ils à se raconter? Leurs deux villages, l'un près de Smolensk, l'autre perdu dans les marécages de Pskov. Une année de famine vécue dans leur enfance et qui semblait maintenant, en pleine guerre, quelque chose de tout à fait ordinaire. Un été lointain passé dans un camp de pionniers et figé sur une photo jaunie – une trentaine de gamins au crâne rasé, immobilisés dans une tension un peu défiante sous une banderole rouge: «Merci au camarade Staline pour notre enfance heureuse!» Il était assis à droite d'un pionnier robuste et renfrogné derrière son tambour et, comme tous ses camarades, envoûté, il fixait l'objectif…
Un soir, ils sortirent de l'école, tout en parlant traversèrent lentement le village à demi brûlé et s'arrêtèrent près de la dernière isba. Il n'en restait qu'une carcasse noircie, une dentelle calcinée dans l'air froid du printemps. À l'intérieur on discernait la forme grise d'un grand poêle couvert de tisons. Mais tout autour, sur la terre, on voyait déjà le reflet bleu de l'herbe nouvelle. Au-dessus d'une palissade démolie brillait timidement dans le crépuscule transparent la branche pâle d'un pommier en fleur.
Ils se taisaient. Lui, comme par curiosité, scrutait l'intérieur de l'isba. Elle, caressait distraitement les grappes blanches du pommier. «Quel poêle! dit-il enfin. Il ressemble au nôtre. Nous avions la même léjanka [1].» Puis, sans transition, il se mit à parler, le regard fixé sur les entrailles brûlées de l'isba.
«Chez nous, les Fritz sont arrivés en été. Ils ont occupé le village, pris leurs quartiers. Deux jours après, en pleine nuit, les partisans ont attaqué. Ils ont fait sauter l'entrepôt des Fritz, en ont tué plusieurs. Mais pour les déloger… ils n'étaient pas assez armés. Ils se sont repliés dans la forêt. Le matin, les Allemands étaient enragés, ils ont mis le feu aux deux bouts du village. Ceux qui essayaient de s'échapper, on les abattait sur place. Pourtant il ne restait plus que les femmes et les enfants. Et les vieux, bien sûr. Ma mère avec le bébé – c'était Kolka, mon frère – quand elle a vu ça, elle m'a poussé dans le potager. "Sauve-toi! a-t-elle dit. Cours vers la forêt!" J'ai bien commencé à courir, mais j'ai vu que tout le village était encerclé. Alors j'ai fait demi-tour. Mais eux entraient déjà dans notre cour. Ils étaient trois, avec des mitraillettes. Près de notre isba, dans un petit pré, il y avait une meule de foin. J'ai pensé: "Là-dessous, ils ne me trouveront pas!" Et puis, comme si quelqu'un me l'avait soufflé… je vois près de la haie une grande corbeille, tu sais, une énorme corbeille à deux anses. Et moi, je plonge dessous. Je ne sais pas comment j'ai tenu là-dedans. Les Allemands sont entrés dans la maison. Et ils ont abattu la mère… Elle a longtemps crié… Et moi, je suis devenu comme une bûche tellement j'avais peur… Je les vois sortir. L'un d'eux -je n'en croyais pas mes yeux – porte Kolka par les pieds, la tête en bas. Le pauvre gosse s'était mis à hurler… Ce qui m'a sauvé alors, c'est la peur. Si j'avais eu toute ma tête, je me serais jeté sur eux. Mais je n'ai pas même réalisé ce qui se passait. À ce moment-là, 'en vois un qui sort un appareil photo, tandis que l'autre embroche Kolka avec sa baïonnette… Il posait pour la photo, le salaud! Je suis resté sous la corbeille, et à la nuit, j'ai filé.»
Elle l'écoutait sans l'entendre, sachant à l'avance qu'il y aurait dans son récit toute cette horreur qui les entourait et que l'on rencontrait à chaque pas. Elle se taisait, se souvenant du jour où leur camionnette était entrée dans le village repris aux Allemands. On s'était mis à soigner les blessés. Et, on ne sait d'où, avait surgi comme un revenant une vieille desséchée, à demi morte, qui, sans un mot, l'avait tirée par la manche. Tania l'avait suivie. La vieille l'avait amenée dans une grange; sur la paille pourrie étaient étendues deux jeunes filles – toutes les deux tuées d'une balle dans la tête. Et c'est là, dans la pénombre, que la paysanne avait retrouvé la parole. Elles avaient été tuées par les leurs, les polizaï [2] russes, qui avaient tiré dans la tête et violé les corps encore chauds se débattant dans l'agonie…
Ils restèrent quelques instants sans parler, puis prirent le chemin du retour. Il alluma une cigarette et fit entendre un petit rire, comme s'il se souvenait de quelque chose de comique:
– Quand ils ont quitté notre cour, ils sont passés tout près de la meule de foin. J'ai regardé. Ils se sont arrêtés et ont commencé à la larder de coups de baïonnette. Ils pensaient que quelqu'un s'était fourré dedans…
Vingt ou trente ans plus tard, à l'occasion du 9 mai, on posera souvent à Tatiana cette question: «Tatiana Kouzminitchna, comment as-tu rencontré ton Héros?» Ce jour-là, tout l'atelier de vernissage – dix jeunes filles, trois ouvrières plus âgées dont elle-même, et le chef, un homme osseux dans un bleu de travail vitrifié par le vernis – organise une petite fête. Ils s'entassent dans un bureau encombré de vieux papiers, d'anciens journaux muraux, de fanions des «Vainqueurs de l'émulation socialiste», et hâtivement ils se mettent à manger et à boire, portant des toasts en l'honneur de la Victoire.
La porte du bureau donne sur l'arrière-cour de la fabrique de meubles. Ils la tiennent ouverte. Après les vapeurs délétères de l'acétone, c'est un vrai paradis. On sent le vent de mai ensoleillé, encore presque sans odeur, léger et vide. Au loin, on voit une voiture laissant derrière elle un nuage de poussière, comme si c'était l'été. Les femmes tirent de leur sac de modestes victuailles. Le chef, avec un clin d'œil complice, sort d'une petite armoire tout éraflée une bouteille d'alcool escamotée et étiquetée «acétone». Tout le monde s'anime, mélange l'alcool à la confiture, y verse un peu d'eau et trinque: «À la Victoire!»
– Tatiana Kouzminitchna, comment as-tu connu ton Héros?
Et elle commence pour la dixième fois à raconter le petit miroir, l'école-hôpital, ce printemps lointain. Elles connaissent déjà la suite, mais écoutent, s'étonnent et s'émeuvent comme si elles l'entendaient pour la première fois. Tatiana ne veut plus se souvenir ni du village incendié par les deux bouts, ni de la vieille paysanne muette la conduisant vers la grange…
– Il y avait un de ces printemps, mes amies, cette année-là… Un soir, on est allé à la sortie du village, on s'est arrêté, tous les pommiers étaient en fleur, c'était beau à vous couper le souffle. La guerre, qu'est-ce que ça peut leur faire, aux pommiers? Ils fleurissent. Et mon Héros a roulé une cigarette, a fumé. Il a plissé les yeux comme ça et a dit…