Quand Olia passa ses examens d'entrée à l'Institut des langues étrangères Maurice-Thorez, elle ressentit d'une façon tout à fait particulière la réalité de ce fabuleux passé de guerre. L'amie avec laquelle elle était venue à Moscou lui dit avec une jalousie mal dissimulée: «Toi, bien sûr, tu es certaine de passer. Toi, on te recevra rien qu'au vu de ton état civil – évidemment, la fille d'un Héros de l'Union soviétique…»
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En 1980, au cours de l'été, Moscou était méconnaissable. On ne laissait pas entrer dans la capitale les habitants du reste du pays. La majorité des enfants était envoyée dans des camps de pionniers. Longtemps avant l'été on avait procédé à une purge sérieuse en chassant tous les «éléments antisociaux». On ne voyait plus de queues dans les magasins, ni de bousculades dans les autobus, ni la foule morne des provinciaux venant faire leurs achats avec de grands sacs.
On avait badigeonné à la hâte les coupoles des églises vétustés et appris aux miliciens à sourire et à dire quelques mots d'anglais.
Et les Jeux olympiques de Moscou commencèrent. On vit aller et venir les autobus emmenant les sportifs aux compétitions, errer les touristes étrangers qui s'interpellaient paresseusement dans les rues désertes, s'affairer les guides et les interprètes.
Tout le monde attendait de cet été, de ces Jeux, le cet afflux d'étrangers, quelque chose d'extraordinaire, une bouffée de vent frais, quelque bouleversement, presque une révolution. Le Moscou de Brejnev, telle une énorme banquise spongieuse au moment des crues printanières, aborda pendant quelques semaines cette vie occidentale bariolée, effritant contre elle son flanc gris, et pompeusement dériva plus loin. La révolution n'eut pas lieu.
Olia Demidova s'était plongée dans cette agitation olympique, se laissant saisir par un étourdissement frénétique et joyeux. Elle avait terminé sa troisième année à l'Institut et avait atteint en anglais et en français ce niveau où l'on est brusquement pris par une irrésistible envie de parler. Elle parlait déjà avec cette liberté hésitante de l'enfant qui commence à courir en jouissant de l'équilibre conquis.
Les interprètes ne dormaient presque plus. Mais leur jeunesse et leur excitation fébrile les tenaient debout. Le matin, c'était si agréable de sauter sur le marchepied du car, de voir les jeunes visages des sportifs, de répondre à leurs plaisanteries et puis de voler à travers les rues sonores de Moscou. Le soir, l'ambiance était tout autre. Dans le car chauffé par le soleil brûlant de la journée flottait l'odeur acre des déodorants occidentaux et de mâles chairs musclées épuisées par l'effort. Les rues défilaient, et par les fenêtres du car s'engouffrait l'ombre fraîche du soir. Les hommes, affalés dans les fauteuils, échangeaient quelques propos nonchalants.
Olia, assise près du chauffeur dans un fauteuil tournant, leur jetait de temps en temps un regard. Ils lui faisaient penser à ces gladiateurs se reposant après le combat.
L'un d'entre eux, Jean-Claude, un jeune homme au type méditerranéen (elle travaillait avec une équipe française), était assis, la tête renversée et les yeux mi-clos. Elle devinait qu'à travers ses paupières baissées il la regardait. Il la regardait en souriant, et quand le car s'arrêta au village olympique devant leur pavillon, il descendit le dernier. Olia se tenait près de la porte du car et prenait congé de chacun des sportifs en leur souhaitant une bonne nuit. Jean-Claude lui serra la main et glissa négligemment, mais assez haut pour que cela soit entendu par le cerbère qui les accompagnait: «J'ai quelque chose à traduire. Peux-tu m'aider? C'est urgent.»
Olia se retrouva dans sa chambre, entourée de ces beaux objets convoités qui symbolisaient pour elle le monde occidental. Elle comprit tout de suite que la traduction n'était qu'un prétexte et qu'il allait se produire ce qui, il y a très peu de temps, lui semblait encore impensable. Pour faire taire sa peur, elle répétait comme une incantation: «Je m'en fiche. Ça m'est égal. Advienne que pourra…»
Quand Jean-Claude sortit de la douche, elle était déjà au lit. Tout nu, enveloppé dans un nuage épicé d'eau de Cologne, il traversa la chambre dans l'obscurité et jeta sur le rebord du balcon un polo ou une serviette-éponge. Puis il s'arrêta devant une grande glace sombre et, comme plongé dans ses réflexions, passa plusieurs fois les doigts dans ses cheveux humides sur lesquels jouait l'éclat bleu d'un réverbère. Sa peau brillait aussi d'un reflet noir et luisant. Il ferma la porte du balcon et se dirigea vers le lit. Il sembla à Olia que doucement, comme une construction en mousse synthétique, s'effondrait le plafond.
Après la troisième nuit, au petit matin, elle eut à peine le temps de sortir du bâtiment que surgit devant elle le responsable des interprètes. Sans la saluer, il aboya: «Toi, au moins, tu sais joindre l'utile à l'agréable! Alors, je dois te sortir des couvertures pour t'envoyer au boulot? Mais qu'est-ce que c'est ici? Un bordel ou les Jeux olympiques? File au comité d'organisation. Ils vont s'occuper de tes affaires!»
Olia pendant ces trois jours avait été si sauvagement heureuse qu'elle n'avait même pas pensé à trouver une justification ou à mettre au point une version crédible. Le soir de leur dernier rendez-vous, Jean-Claude était ivre de bonheur. Il avait eu la deuxième place et décroché une médaille d'argent. Il buvait, parlait beaucoup et la regardait d'un œil un peu fou. Il était question d'une firme avec laquelle il avait un contrat et d'un centre sportif qu'il pourrait maintenant ouvrir. Sans aucune gêne il parlait d'argent. Il était si excité en racontant cela qu'Olia lui dit en riant: «Écoute, Jean-Claude, on dirait que tu es dopé!» Faisant semblant d'avoir peur, il lui plaqua la main sur la bouche en montrant la radio: «Tout est écouté!» Puis l'enlaçant, il la renversa sur les oreillers. Reprenant son souffle, plongé dans un épuisement silencieux, il lui ronronna à l'oreille: «Oui, je me suis dopé… de toi!»
Au comité d'organisation, tout commença aussi par des cris. Un vieux fonctionnaire du Komsomol [14], racorni, avec une calvitie moite et un costume aux poches boursouflées, fustigea méthodiquement leur bonheur de trois jours. Il hurlait: «Ce n'est pas nous seulement que tu mets dans une sale affaire. Tu fais honte à tout le pays. Qu'est-ce qu'ils vont penser de l'URSS, maintenant, en Occident? Je te le demande. Que toutes les komsomoles sont des prostituées comme toi? C'est ça? Ne proteste pas. Et en plus, la fille d'un Héros de l'Union soviétique! Ton père a versé son sang… Et si cette histoire parvenait au Comité central? Tu as pensé à cela? La fille d'un Héros de l'Union soviétique! Avec des antécédents pareils, se salir comme ça! Nous, on n'a pas l'intention de te couvrir. Tiens-toi-le pour dit. On te chassera de l'Institut et du Komsomol. Comme on dit chez tes copains: "Le plaisir, il faut le payer." Ce n'est pas la peine de pleurer. Il fallait y penser avant.»
Après cette tirade, il enleva avec un crissement sec le bouchon de la carafe, versa dans le verre une rasade d'une eau jaunâtre et tiède et but avec une grimace de dégoût. S'approchant de la fenêtre, il tambourina sur le rebord grisâtre et attendit qu'Olia cesse de pleurer. Dans le bureau régnait une chaleur étouffante. À l'intérieur du double vitrage se débattait un papillon rouge aux ailes effritées et ternies. Écœuré, il regarda les vitres poussiéreuses, les peupliers sombres derriere la fenêtre et se retourna vers Olia qui chiffonnait un petit mouchoir humide. «C'est bon. Tu peux t'en aller. Je n'ai plus rien à te dire. Ce qu'on va faire de toi, c'est du ressort des services compétents. Maintenant, monte au troisième, Bureau 27. Là, on va régler ton affaire.»