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– Un matelas? s'étonnait Olia.

– Oui, reprenait Ninka. Elle avait peur de déposer son argent à la Caisse d'épargne. C'est que théoriquement elle travaillait comme femme de ménage au jardin d'enfants; et l'argent, elle en avait peut-être un demi-million… Et où le cacher? Alors elle a commencé à fourrer les billets dans le matelas. Son rêve à elle, c'était de travailler jusqu'à trente ans comme un cheval, puis de se trouver un type, se faire une famille et vivre peinarde. Mais c'est justement son type qui lui a joué un tour de cochon. Elle avait un certain Vladik, à côté de ses étrangers; un Russe bien à elle, pour les sentiments… Une nuit, il n'arrête pas de gigoter, quelque chose le gêne, lui rentre dans les côtes, crisse sous lui… Et le matin, il a une illumination! Il attend que Sognka – Sophie, nous l'appelions – s'en aille et il ouvre la couture. Et là, bon Dieu! sous une couche de mousse, des billets de cent roubles et des devises serrés à ne pas pouvoir les compter! Mais il était futé, ce cochon. Pas question de tout prendre. Les amis de Sognka auraient remué ciel et terre pour le retrouver. Il a commencé à tirer petit à petit. Et c'est comme ça qu'il vivait. Elle apportait, il emportait…

– Ah! Tous les hommes sont des vampires! soupira Svetka.

– Et finalement, ça s'est terminé comment? s'intéressa Olia.

– Mais comme ça devait finir! Avec son argent à elle, il a déniché une fille, il l'a emmenée en Crimée en avion, pour le week-end. Il se faisait passer pour un diplomate. Et pourquoi pas, puisqu'il sortait une liasse de ces dollars matelassés… Comment ne pas y croire? Quand Sognka l'a découvert, elle a d'abord voulu l'étrangler, la nuit, sur ce sacré matelas. Et puis elle s'est attendrie et elle a tout pardonné!

La grise journée d'hiver s'enfonçait doucement dans un soir silencieux et paisible. Et elles étaient toujours dans la cuisine à bavarder. Dehors il commençait à geler et l'on percevait les voix plus fines et plus sonores.

Ninka la Hongroise racontait ses voyages d'été à Sotchi, ses disputes avec les filles du coin et comment, un jour, des Finlandais complètement ivres l'avaient jetée, toute nue, dans le couloir.

– Et leurs bonnes femmes, remarquez, elles ont pris goût à venir chez nous. Elles viennent en touristes à Leningrad pour le week-end, et puis au lieu de visiter le croiseur Aurore, elles ramassent les clients à la pelle. C'est une amie à moi qui me l'a dit: elles leur enlèvent tout le travail. La milice les laisse tranquilles. Et à propos, elle m'a raconté une bonne histoire. Quatre prostituées se rencontrent: une Française, une Anglaise, une Allemande et une Russe. Elles commencent à discuter pour savoir laquelle des quatre accroche le mieux les hommes. Elles se sont alignées au coin de la rue Gorki et de l'avenue Marx, près du «National»…

À ce moment, sous la fenêtre, une voiture lança des coups de klaxon stridents. Ninka sauta et courut vers la fenêtre.

– Oh là là! Voilà mon petit ami qui rapplique. Bon, je file.

La bonne histoire, elle la termina dans l'entrée en enfilant sa pelisse fourrée et en remettant du rouge à ses lèvres.

– Et toi, tu vas marcher tout l'hiver pieds nus? s'étonna Svetka en examinant ses fins bottillons. Fais attention, tu vas te geler les orteils; et après, plus de dollars pour rembourrer ton matelas! Et alors sur quoi tu dormiras avec ton petit ami?

Ninka, en ajustant devant le miroir sa toque en renard, leur répondit négligemment:

– Ah vous, les douillettes! les princesses au petit pois! Vous, vous êtes assises là, dans vos bureaux, contre vos radiateurs. Pour vous, c'est bien facile. On vous conduit dans une voiture de service jusque devant le lit. Mais nous, par tous les temps, on est là, debout, comme les soldats du Mausolée. Des bottillons, tu parles! Achetez-moi un brevet. Quand on vous chassera du Centre, vous en aurez besoin!

– Et qu'est-ce que c'est que ce brevet? s'étonnèrent Olia et Svetka.

– Ce brevet? Tu achètes à la pharmacie un cataplasme au poivre, tu le coupes aux mesures de la plante du pied et hop, tu te le colles. Ça agit comme les sinapismes, mais ça dure plus longtemps et ça ne brûle pas tant. Dehors il fait moins trente et toi, tu peux sortir en souliers fins. Tu as chaud dans le corps comme si tu avais avalé un bon verre de vodka. Voilà, c'est comme ça, mes douillettes. C'est pas comme d'être vautré au «Kontik» et de siroter un cocktail.

Sous la fenêtre, la voiture klaxonnait sans cesse. «Ça va, j'arrive, maugréait Ninka. Ah! il ne supporte pas d'attendre. Les bottillons d'importation, je les ai mis pour lui. Peut-être qu'il, m'épousera, moi, la fille perdue…»

Elles s'embrassaient en gloussant et Ninka dégringola l'escalier en faisant claquer ses talons.

Dehors déjà le soir bleuissait. Olia lavait la vaisselle. Svetka, assise, buvait lentement le reste du Champagne éventé et grattait dans le carton à gâteau les petites noisettes qui étaient tombées.

– C'est la dernière coupe, se justifiait-elle. Demain je commence une vie nouvelle. Oh! Mais demain arrive de Paris l'homme à la parfumerie, et je dois me lever à cinq heures et demie…

Durant ces soirées Olia avait envie de parler de façon sincère et confiante avec Svetka. Lui demander: «Et toi, Svetka, tu l'aimes, cette vie-là? Ça ne t'arrive pas d'avoir peur? D'avoir peur que ta jeunesse passe… Et ce rythme… Depuis le premier contact quand tout est officiel, les souliers noirs, le tailleur strict, la femme d'affaires version soviétique… jusqu'à ce lit avec les draps d'Intourist. Moi, rien que leur odeur me fait vomir. Toi, ça ne te fait pas peur quand il t'arrive un bonhomme, tu sais, juste avant la retraite, le corps anémique, les aisselles fripées qui ont déjà une odeur de tombeau? Le temps de le mettre en condition, tu transpires comme une masseuse ou une infirmière en salle de réanimation. Sa femme, depuis dix ans, il ne la trompait qu'avec des revues pornographiques, et maintenant bien sûr c'est l'exotisme russe, bons baisers de Moscou… Et ça, ça ne te fait pas vomir, Svetka? Et pourtant non, avec les jeunes, c'est pire. Les vieux au moins, ça ne se prend pas au sérieux. Et puis ils paient bien. Les autres, ils s'imaginent nous rendre heureuses avec leurs biceps qui empestent le déodorant. Et avec ça, avares! Ils ne se fendent même pas d'un demi-cent. Tu ne me croiras jamais, un jour j'ai vu un Italien qui bouclait ses valises. Il nous restait du petit déjeuner une demi-boîte de conserve de viande. Eh bien! il l'a emballée dans du plastique et il l'a glissée dans la valise. Je lui dis: "

Mais jette ça! ça va se gâter dans l'avion!" Et lui, ça le laisse froid. Il rit: Ça sera mon dîner à Rome…" On attend, on attend comme une imbécile. Et toi, Svetka, tu attends aussi, mais toi, sans te l'avouer. Et tu fais tourner ton hula-hoop comme un automate…» Mais Olia n'osait pas le lui dire si crûment. Ce soir-là, elle prit les choses de loin, sur un ton plaisant. Pourtant Svetka comprit tout de suite où elle voulait en venir.

– Olietchka, là, c'est ton origine à demi moscovite qui remonte. Ninka avait bien raison: tout comme sur un plateau d'argent! Moscou? Mais je vous en prie. L'Institut? Soyez les bienvenus! Le Centre du commerce international? Prenez donc la peine d'entrer! Tu aurais vécu comme moi dans le village de Tiomny Bor de la région d'Arkhangelsk, tu ne pataugerais pas dans ce marécage existentialiste. Douze kilomètres pour aller à l'école, et il faisait tellement froid que quand tu crachais, ça gelait en l'air et ça sonnait en tombant. Quand tu commençais à enlever le linge qui séchait sur les cordes, il cassait. Tu le rentres à la maison, tu regardes et hop, la chemise n'a plus de manches. Et les gens! Quelle sauvagerie! Tu ne peux pas imaginer. La saoulerie généralisée. On avait un voisin, chaque jour, avec sa femme, complètement saouls. Et tous les ans un enfant. Neuf en tout. Tous un peu fêlés bien sûr. À cause de la vodka, les parents étaient devenus comme des bûches. Un nouvel enfant arrive, ils lui donnent le premier nom qui leur vient à l'esprit, et après, on se retrouve avec deux Serge, deux Lioudka… Et toi, tu parles de peur? C'est ça qui fait peur! Dans les magasins, rien que des conserves de maquereaux à la tomate et du mil charançonné. C'est tout! Et aussi de la vodka, bien sûr. Tout le village est couché ivre mort et, pendant ce temps-là, les loups arrachent les chiens de leurs niches… Tu dis: «La jeunesse passe.» Et où ne passe-t-elle pas? Le corps anémique… écoutez-moi ça… l'odeur du tombeau… Tu racontes Dieu sait quoi, surtout juste avant de dormir. Et si tu t'étais mariée avec un petit cadre moscovite à cent cinquante roubles par mois, tu crois que ce serait plus gai? Lui, il ne manquerait jamais de te rappeler sa propiska [23] moscovite, ses mètres carrés minables. Et où irais-tu travailler? À l'usine? Traduire des brevets pour cent trente roubles? Au bout d'une semaine, tu aurais une telle angoisse existentielle que tu te mettrais balayeuse au Centre. Ne te monte pas la tête, personne ne te retient ici. Le K.G.B.? Ah! ils ont sûrement besoin de toi! Ils n'ont qu'à siffler et de toute l'Union soviétique on viendra s'abattre sur ta belle petite place. On en trouvera de plus excitantes que toi! Crois-moi sur parole. Ton problème, c'est que tu es trop gâtée. Regarde Ninka la Hongroise. Depuis sept ans, ni père ni mère: l'Assistance publique. C'est là, m'a-t-elle raconté, qu'à quatorze ans un éducateur l'a débauchée. Il l'a tirée dans la douche et tu peux deviner la suite. Une autre à sa place serait devenue depuis longtemps une épave et une ivrogne, tandis qu'elle, une poigne de fer… Elle s'offre un appartement coopératif à Iassenevo, s'achète une Volga dernier modèle. Elle se mariera et tout sera dans l'ordre. Elle a dans les trois cent mille roubles dans différentes Caisses d'épargne. Toi, tu pleurniches: l'existence sans but, l'attente inutile; elle, elle se colle des sinapismes aux pieds, et la voilà qui file, bannière au vent! Tu dis, mon Volodia? Mais qu'est-ce que ça peut lui faire à lui? Je ne le trompe pas. Un étranger, c'est le travail, pas de l'amour. En dehors de ça, je n'ai pas d'autre homme, tu le sais bien. Volodia, il a son service. Je ne peux pas lui courir après en Afghanistan. Et là-bas, remarque, on grimpe vite. En un rien de temps il aura ses trois étoiles de colonel. Alors on se mariera; les étrangers, on n'en parlera plus et je demanderai un poste de bureau au Centre. Déjà maintenant, il est comme un coq en pâte. Quand il vient en permission, je le gave de caviar et il boit du vin qu'on ne trouve pas chez un ministre. Et en plus, je suis une femme avec laquelle il a un service de première qualité. Alors il aurait bien tort de se plaindre. Bon, Olia, assez bavardé. Allons regarder Vremia [24] à la télévision. C'est drôle… on n'a pas vu Andropov depuis longtemps. On dit qu'il est très malade. Et toi, tu as déjà fait toute la vaisselle, tu es gentille!

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[23] Autorisation de résidence nécessaire pour habiter une ville. On l'obtient très difficilement à Moscou.

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[24] Informations du soir.

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