Dans son premier rôle au Centre, Olia joua si bien que l'Anglais n'osa pas la payer. Lorsqu'elle alla avec lui à Cheremetievo, il lui tendit maladroitement un parfum très cher dont l'étiquette de la Beriozka avait été grattée.
De ce premier client elle se souvenait bien; sa mémoire gardait quelques traces des deux suivants; quant aux autres, ils commençaient à se confondre dans son souvenir.
Avec sa collègue Svetka Samoïlova, Olia avait loué deux pièces, non loin de Belaïevo. Svetka travaillait au Centre depuis déjà deux ans. Elle était d'une avarice extraordinaire pour les devises et la lingerie occidentale, mais en même temps prodigue et généreuse à l'excès, à la russe.
Elle avait une nature belle et opulente. Et su elle n'avait pas réussi à s'agripper à Moscou, elle se serait transformée depuis longtemps en une matrone d'Arkhangelsk, en une vivante montagne saine au sang chaleureux. En revanche, à Moscou, et spécialement au Centre, elle avait dû contrecarrer toutes les lois de sa nature. Elle suivait sans cesse un régime, s'imposait de boire le thé sans sucre et surtout, à chaque minute libre, elle faisait du hula-hoop. La mode en était passée depuis des années, mais il ne s'agissait pas de mode. Dans son hula-hoop Svetka avait percé un trou, y avait glissé une demi-livre de plomb et l'avait rebouché avec du ruban adhésif. C'était devenu un engin pesant. Elle le faisait tourner à la cuisine en remuant une semoule claire, au téléphone, dans la chambre devant la télévision.
Elles passaient souvent dans la chambre de Svetka leurs soirées libres, en bavardant ou en regardant à la télévision les innombrables épisodes d'un film d'aventures.
Olia y venait quelquefois quand Svetka n'était pas là, tantôt pour emprunter le fer à repasser, tantôt pour laisser sur le lit une lettre portant le grossier cachet d'un village au nord d'Arkhangelsk.
Dans ces moments-là, la chambre de Svetka lui apparaissait sous un jour tout à fait différent, inhabituel. Elle enveloppait du regard l'étroite table de travail, le guéridon où s'empilaient de vieilles revues occidentales, les arabesques d'un épais tapis. Et elle ne reconnaissait plus tout cela.
On voyait une demi-matriochka [22] écaillée hérissée de crayons, une soucoupe en verre scintillant de bracelets et de boucles d'oreilles et, ouvert sur une pile de journaux, un petit livre de papier gris: Cigales d'automne.
Olia se pencha. En marge, un léger coup d'ongle marquait un tercet:
La vie est un champ où, le soir,
Dans les épis, près du sentier,
Veille un tigre toujours aux aguets.
Olia regardait tout ce qui l'entourait avec une curiosité inquiète. On aurait dit que les objets se plaisaient à l'endroit où ils avaient été posés. Parmi ces choses, Olia pressentait l'espoir d'un apaisement, la possibilité d'une réconciliation avec tout ce qu'elle vivait chaque jour. Etonnée, elle faisait comme une étrange excursion dans ce futur qu'elle anticipait et elle ne savait pas s'il était encourageant ou désespérant.
Il lui arrivait d'aller prendre derrière la coiffeuse le lourd hula-hoop et elle essayait, pour s'amuser, de le faire tourner en imitant les déhanchements de Svetka. Elle se rappelait la plaisanterie de son amie:
– Te souviens-tu qui a trouvé cette perle? Breton? Aragon? «Je vis passer une guêpe à la taille de femme!»
– Oui, et surtout avec des hanches comme une trayeuse d'Arkhangelsk, la taquina Olia.
– Ris toujours! Avec l'âge tu comprendras que les vrais hommes apprécient toujours la poétique des contrastes!
Et Svetka faisait tournoyer son engin à une! telle vitesse qu'il sifflait avec la fureur menaçante d'un insecte agressif…
Sur la coiffeuse de Svetka, parmi les flacons et les pots de cosmétique, se trouvait une feuille couverte de chiffres. Chaque semaine elle prenait ses mesures. Parfois Olia ajoutait aux chiffres quelques zéros fantastiques ou transformait les centimètres en centimètres cubes. Elles en riaient beaucoup toutes les deux.
Dans le désordre de tous les objets accumulés sur la table de Svetka se dressaient deux photos dans des cadres identiques. Sur la première on voyait un élégant officier bronzé, un sourcil légèrement relevé. Au bas de la photo se détachait en lettres blanches: «À ma chère Svetka, Volodia. Tachkent 1983». Sur l'autre, un homme et une femme, pas encore vieux, gauchement serrés épaule contre épaule, regardaient droit devant eux, sans sourire. Leurs visages de paysans étaient si simples et si ouverts – et presque démodés dans cette simplicité – qu'Olia se sentait toujours gênée par leur regard silencieux…
«C'est curieux, pensait-elle. Et si tous les clients étrangers de Svetka voyaient un jour ce hula-hoop, cette photo, ce "Tachkent 1983"? Et cela aussi: "… veille un tigre toujours aux aguets…"?»
Pourtant, de temps à autre, le régime de Svetka se trouvait suspendu. Bruyamment, apportant avec eux une odeur de neige, les invités commençaient à affluer, la table se couvrait de victuailles et de vin. Il y avait là la viande rose clair des Beriozka, le caviar et le filet d'esturgeon fumé apportés du buffet privé de quelque ministère. Svetka se jetait sur les gâteaux, s'offrait un morceau de tarte aux ornements baroques, et avec une crânerie désespérée s'écriait: «Bah! On ne vit qu'une fois!»
Les invités rassemblés autour de ces victuailles étaient des collègues du Centre, des gens du commerce et des hommes du K.G.B. qui tenaient l'alcool. Le lendemain de tels festins, elles se levaient tard. Elles allaient à la cuisine, préparaient un thé très fort et le buvaient longuement. Parfois, sans pouvoir se maîtriser, Svetka ouvrait le réfrigérateur et en sortait du vin: «Qu'ils aillent au diable, tous ces représentants à la manque! Ce n'est pas une vie, ça! On ne peut même pas boire pour chasser sa gueule de bois…» Et sous ce prétexte, on sortait le reste du gâteau, un bout de la tarte pittoresque aux décorations retombées…
Durant ces dimanches vides, Ninka la Hongroise, une prostituée du Centre, venait souvent chez elles. On l'appelait ainsi parce que son père avait été membre hongrois du Komintern et qu'on le prétendait proche de Bêla Kun. Il avait fait de la prison sous Staline, et, libéré, il avait eu le temps, un an avant sa mort, de se marier et d'avoir un enfant, cette Ninka.
Elle leur rapportait toutes les rumeurs de son milieu: le gardien devenait vraiment un salaud! Pour laisser entrer au Centre maintenant, il prenait quinze roubles au lieu de dix! Lioudka, la Caravelle, avait réussi à se faire épouser par son Espagnol… On allait peut-être fermer les. Beriozka…
Ces jours d'hiver s'écoulaient lentement. Derrière les vitres, une neige rare et somnolente tombait dans l'air terne. Sous la fenêtre, on entendait les gens de l'immeuble battre les tapis. Des gamins criaient sur le toboggan glacé.
Parfois, par plaisanterie, Ninka et Svetka commençaient à se disputer:
– Chez vous, on se la coule douce, disait la Hongroise. Vous êtes assises au chaud, le salaire tombe régulièrement. On vous apporte le client sur un plateau d'argent: «Voilà, Madame, veuillez l'accueillir et vous en occuper.» Tandis que nous on se gèle comme la dernière des putains de gare. Les flics nous soutirent leurs trois roubles. Les chiennes de copines nous vendent pour qu'il n'y ait pas de concurrence…
– Oh là là! On la connaît, ta chanson… la pauvre orpheline de Kazan…, l'interrompait Svetka. Tu ne voudrais pas aussi du lait comme prime de risque? Vous, vous êtes des millionnaires. Tu parles de salaire… ça paie à peine le papier de toilette! Et vous, vous avez un tarif à cent dollars les dix minutes. C'est toi-même qui l'as dit, tu sais, celle-là – comment s'appellet-elle déjà? – celle qui a une grosse poitrine, elle dort sur un matelas bourré de billets de cent roubles…