À l'hôpital, elle passa beaucoup plus de temps qu'elle ne l'avait pensé. Après l'avortement, il y eut des complications, puis une septicémie. Ce qui la sauvait, c'était, devant la fenêtre, un énorme peuplier argenté. Ses feuilles bruissaient d'une façon sonore et remplissaient toute la chambre de leur miroitement ensoleillé et méridional.
Le nouveau client avec lequel Olia devait travailler arriva au début du mois d'octobre. Vincent Desnoyers, vingt-sept ans, directeur commercial adjoint d'une firme d'aéronautique. Quand il débarqua à Moscou commençait déjà un automne gris et pluvieux. La fin du mois de septembre en revanche avait été douce et sereine, avec des gelées matinales et des après-midi chauds et ensoleillés.
Olia, les premiers jours après l'hôpital, respirait avec avidité et ne parvenait pas à se rassasier de ce bleu aéré et lumineux des rues, de l'odeur un peu amère des feuilles. L'air était moelleux et léger près des murs des maisons chauffées au soleil, dense et ondoyant dans l'ombre violette des soirées fraîches.
Le Centre vivait de sa vie habituelle et affairée. Comme d'habitude s'élançait sur sa perche le coq de bronze, comme d'habitude courait sur son socle, quelque part vers la Moskova, le Mercure nu de fonte noire, brandissant son caducée doré. Il semblait que toutes les tribulations du printemps s'en étaient allées dans le passé. Peu de gens au Centre avaient remarqué son absence. «Tu t'es bien reposée? Où étais-tu? En Crimée? Au Caucase?» demandaient certains.
Un jour, dans l'escalier, Olia fut rattrapée par une de ses connaissances, Salifou, un commerçant guinéen. Il était venu à Moscou six ans auparavant et avait conclu un marché pour livrer des perroquets dans les cirques et les zoos soviétiques. Depuis longtemps d'ailleurs il brassait de vraies affaires, mais on ne manquait jamais, quand on le saluait, de lui rappeler ce premier contrat.
– Eh bien, Salifou! Tes perroquets, ça se vend toujours bien?
– Mais non! Vous m'écrasez avec la concurrence. Les perroquets soviétiques sont les meilleurs du monde…
Salifou tendit à Olia une photo.
– Tiens, il faut que je te montre mon petit dernier!
Elle vit une jeune femme en vêtements fleuris, un bébé dans les bras et qui fixait l'objectif d'un air appliqué et en même temps à demi ensommeillé. A gauche on voyait les contours touffus d'un arbre et une bande de ciel gris-bleu.
Olia contemplait la photo et ne pouvait détacher les yeux du visage de cette jeune femme. Elle sentait dans le regard calme et absent des yeux sombres, dans la courbe du bras soutenant l'enfant, quelque chose qui lui était intimement proche et familier. Olia comprenait qu'il fallait dire quelques mots, quelques compliments de circonstance. Mais elle continuait à regarder, fascinée. Enfin, sans réfléchir, sans détacher son regard, elle dit:
– Il doit faire très chaud, là-bas, chez vous. Salifou se mit à rire.
– Bien sûr! Comme dans un bain russe… Viens nous voir, tu bronzeras comme moi, je te le garantis.
Et en glissant la photo dans le porte-cartes, il dévala l'escalier.
Olia mit la mallette du Français dans la grande enveloppe noire, introduisit dans une pochette intérieure son carnet d'adresses et posa l'enveloppe près de la porte.
Dans la chambre régnait une chaleur confortable, un peu sucrée. Le Français dormait, la couverture rejetée, les bras largement écartés. Aux hanches, la peau plus claire faisait ressortir la couleur foncée de son bronzage.
Durant le dîner il avait parlé beaucoup. Et toutes ses paroles étaient bien à propos, tout suscitait chez sa compagne le sourire, le regard, la réplique qu'il attendait. Il était dans cet agréable état d'esprit où l'on sent que tout pétille en vous, où l'on a envie de se dire: «Cet homme, jeune, à la veste de prix et à la dernière mode, au pantalon noir avec revers, aux chaussures luxueuses en cuir brun doré – c'est moi.» Les cheveux soignés tombent en éventail noir sur le front. Nonchalamment, mais avec une précision presque millimétrique, le nœud de cravate est desserré. Et même la fumée de cigarette s'enroule avec élégance.
Il parlait beaucoup et sentait qu'il plaisait à cette femme. Cette joie de vivre, il l'éprouvait presque physiquement, il en ressentait le goût suave sous la dent. Pendant qu'il buvait le cocktail, il se mit à parler de Gorbatchev. Avant son départ il avait lu dans Libération un article sur les réformes en U.R.S.S. Tout y était très bien expliqué: pourquoi Gorbatchev ne réussirait pas à démocratiser le régime, à restructurer l'économie, à rattraper l'Occident dans le domaine de l'électronique.
– Tout de même, raisonnait-il nonchalamment en sirotant son cocktail, la Russie est le pays des paradoxes. Qui est-ce qui a commencé toute cette cuisine avec la perestroïka? Un adepte d'Andropov. En France, on appelle même Gorbatchev «jeune andropovien». Le K.G.B. initiateur de la démocratisation et de la transparence? Mais c'est de la science-fiction!
«Et où peut-il bien être maintenant, pensait Olia, cet Allemand avec sa collection de petits phares?»
En s'endormant, Vincent, au milieu de la ronde agitée de ses pensées, calculait comment il pourrait faire pour rester encore un jour à Moscou, ou plus précisément une nuit. Téléphoner à son chef et lui dire qu'il n'a pas eu le temps de régler tous les détails des prix? Non, ce vieux renard comprendrait tout de suite. On ne pouvait pas le tromper. Peut-être un problème d'avion? Il n'y avait plus de place? Complications à la douane? Oui, c'est vrai, mais il y a l'hôtel. Il va falloir en être de sa poche. Et puis il faudra peut-être la payer, cette fille, ou lui faire un cadeau. Comment cela se passe-t-il? D'ailleurs ce n'est pas un problème. On peut s'en tirer avec quelques bricoles de Beriozka…
Le sommeil déferla brusquement. Tout ce qui l'inquiétait se mit tout à coup à se résoudre rapidement, de soi-même. Il voyait son chef lui parler amicalement en marchant avec lui dans les rues sans fin, à demi moscovites, à demi parisiennes. Il retirait des liasses de billets du guichet automatique qui se trouvait dans la chambre même de l'hôtel… Et de nouveau, rêvant déjà, il sentit dans sa bouche la saveur douce du bonheur…
Olia remit la mallette à sa place, glissa avec précaution et du bon côté le carnet d'adresses dans la poche intérieure de la veste. Le silence de la chambre lui semblait étrangement profond, inhabituel. «C'est peut-être parce que nous ne sommes pas à l'"Intourist" mais au "Rossia", pensa-t-elle. Il y a moins de circulation.» Elle s'approcha de la fenêtre, écarta le rideau et réprima un «Ah!» de surprise.
La première neige tombait. Les arbres enneigés, les voitures blanchies, en bordure des trottoirs… Olia ne put résister et entrouvrit l'étroit vasistas latéral. La première bouffée fut difficile à aspirer – tellement acre était cette odeur vertigineuse de l'hiver. «C'est bien que la neige tombe, pensa Olia. Quand il gèlera, j'irai à Borissov, au cimetière.» Et elle s'imagina – ressentant non plus de la douleur, mais une amertume calme, incrustée quelque part sous son cœur – une journée d'hiver grise; entre les grilles, les étroits passages au sol gelé crissant sous les pas, les arbres nus, et ces deux tombes, couvertes de neige et des dernières feuilles, qui, sans plus l'effrayer, gardent sous le pâle ciel d'hiver cet inconcevable silence attentif.
Seule la Moskova était noire. Et au-dessus d'elle, de tous les côtés, s'élançant vers le haut ou s'immobilisant dans l'air, voltigeait un voile blanc. Tout à coup dans cette profondeur neigeuse et glacée trembla le son assourdi des cloches. Ce n'était pas l'horloge du Kremlin, mais un carillon grêle et lointain. Il sonnait au clocher d'une petite église perdue sous cette neige silencieuse, quelque part près de Taganka. «A chacun sa croix…», se souvint Olia. Et elle sourit. «Et à chacun sa première neige…»