Les lèvres crispées sur un sourire tendu, je l'écoutais, plein de pitié pour cette vieille tête aux cheveux transparents comme du verre grisâtre. L'histoire se répétait avec une précision lancinante. Celle d'un disque rayé, de l'aiguille coincée sur un sillon usé, pensais-je. Le son des grelots dans l'air glacé, le grincement des patins, le bruit des sabots, le cristal du lait… Je m'apprêtais déjà à l'interrompre gentiment en la poussant vers un autre souvenir, ainsi qu'on pousse le bras du tourne-disque.
Mais soudain, tout en gardant la simplicité de nos veillées d'hiver d'autrefois, l'histoire a pris une tournure différente. J'ai compris alors que ma mère était en train de me confier ce que, dans notre enfance, elle avait toujours évité de nous dire: «Je vous raconterai après. C'est si loin. Il faut d'abord que je m'en souvienne…» Maintenant, le temps de raconter cette histoire jusqu'au bout était venu…
De nouveau dans le silence glacé du village sibérien s'éveillait le tintement des grelots lointains. De nouveau Liouba, ainsi que tout le monde dans la cour appelait ma mère, entendait le crissement des patins et le martèlement des sabots sur la glace. Elle le disait à sa mère. Celle-ci se dépêchait de mettre sa pelisse de mouton, emmitouflait sa fille; elles sortaient. Devant l'isba se tenait déjà un cheval tout duveté de givre. Tout se répétait comme dans nos récits d'enfance. Le vieux Glebytch saisissait dans ses moufles le disque du lait étincelant. Il le tendait à la mère de Liouba avec son napperon brodé en lui murmurant une suite de mots sans intérêt pour la petite fille, une phrase d'adulte…
Tout à coup le grand disque miroitant s'échappa des mains de la femme! Il sembla même à Liouba que sa mère avait exprès laissé tomber les bras.
Le disque s'écrasa avec un bruit sec sur la neige durcie du chemin, se brisa. Envahie d'une stupéfaction joyeuse, Liouba s'élança pour ramasser ses éclats. Elle confondait dans sa précipitation les cristaux de lait et les glaçons. Il lui paraissait si important de ramasser tous les éclats jusqu'aux derniers… Sa mère la tirait déjà vers l'isba en répétant d'une voix mécanique:
– Jette-le, jette, Liouba. On n'a pas le temps. Jette-le! Rentrons vite…
Le père de Liouba avait été arrêté la nuit précédente. Glebytch l'avait appris en ville, d'une voisine. Il avait devancé d'une heure l'arrivée des deux envoyés du NKVD dans le village. Le temps pour la mère de Liouba de faire ses bagages.
… Le cristal de lait brisé sur le chemin d'un village sibérien fit jaillir une gerbe d'éclats dans laquelle miroita une suite de jours, d'années, de destins bien prévisibles. Devenus presque classiques. L'arrestation de la mère, «l'internat-collecteur pour les enfants des traîtres à la patrie», ainsi se nommait officiellement l'endroit où Liouba passa son enfance, la guerre, le typhus, la famine…
Ma mère en parlait d'un ton simple et neutre, comme quelqu'un qui doit le faire par acquit de conscience. Un aveu qu'on fait une fois dans la vie et dont on ne reparle plus jamais.
À vrai dire, je lui en voulais un peu à cause de ce récit. Étais-je frustré dans mon rôle de brave officier? Déçu de ne pouvoir vivre le vieux rêve du martèlement des bottes cirées? Le couloir était traversé du va-et-vient de jeunes infirmières qui jetaient des regards admiratifs à l'élégant lieutenant avec sa casquette sur les genoux et sa capote faisant de beaux plis sur le dossier de la chaise. Ce passé resurgi au détour d'une histoire enfantine semblait empiéter sur ma jeunesse, sur mon avenir. Tout ce que ma mère me racontait m'était déjà connu en gros, comme des éléments du destin des autres. Les inclure dans le passé de notre famille me paraissait une douleur gratuite.
Je regardais ses yeux ternis, ses lèvres qui me confiaient, dans un faible sourire, ce passé inutile. «Pourquoi me raconte-t-elle tout ça? À quoi me sert-il de le savoir maintenant?» pensais-je avec agacement.
Non, je n'étais plus cet enfant curieux et prêt à partager le fardeau des autres à force de ne pas avoir de passé à porter. J'acceptais de moins en moins ce partage. Dans mon passé à moi, il y avait déjà des hélicoptères qui s'étaient écrasés pendant les manœuvres et dont il fallait extraire la chair humaine brûlée, broyée. Il y avait les corps de ceux dont le parachute ne s'était pas ouvert, des corps qui ressemblaient à des sacs remplis de sang et d'os mélangés. «Fermez la gueule et pliez bien! criait le sergent en rabrouant les jeunes soldats qui s'entraînaient au sol à étaler les suspentes. Sinon, quelqu'un va de nouveau chercher ses dents dans ses bottes!» Il savait de quoi il parlait.
Dans mon passé s'accumulait lentement ce dépôt épais du vécu qui protège de la douleur des autres…
En quittant ma mère, je me suis trompé de sortie et j'ai dû rebrousser chemin en passant de nouveau dans son couloir. J'étais un peu gêné de réapparaître près de son lit. Je l'ai vue tendre à travers les barreaux son bras maigre et prendre sa tasse sur la table de nuit. Dans la salle à manger on entendait de nouveau le cliquetis métallique. Les gens du troisième service traversaient le couloir. Je m'approchais et je voyais toujours ce geste: un bras passant à travers les barreaux, une main qui se tendait pour attraper une tasse. C'est à ce moment que j'ai cru deviner pourquoi elle avait décidé de me raconter sa vie.
Elle m'a vu. Et comprenant tout de suite pourquoi j'étais de nouveau là, elle a retiré son bras des barreaux et m'a souri. Puis, quand je me suis penché, elle a empoigné légèrement la manche de ma capote et, sans dire un mot, a effleuré ma tempe de ses lèvres.
Tu sais, j'ai détesté mon premier livre, mon livre sur la guerre en Afghanistan…
Je l'avais écrit à partir de faits réels, pleins de la dérangeante invraisemblance du réel. Introduits dans une intrigue romanesque fabriquée de toutes pièces, ils sonnaient faux, ces petits faits durs et rêches. Cependant, c'est l'intrigue qui avait plu, c'est grâce à elle que le manuscrit avait été accepté. Les titres des chapitres avec leur symbolisme criard avaient reçu une appréciation particulièrement favorable. Quand ils se mettent à résonner à mes oreilles, je secoue violemment la tête: «Les chars sont soûls de sang», «Les montagnes farcies de mort», «La captivité plus longue que la vie»…
Si j'avais à réécrire ce livre, je ne consacrerais pas une ligne aux combats, à ma fuite…
Je décrirais un seul après-midi dans un petit village que notre compagnie avait repris aux résistants. Les soldats avançaient à pas prudents, d'une maison à l'autre. Au moindre bruit ils tiraient de brèves rafales nerveuses. Si le bruit venait de l'intérieur d'une maison, ils jetaient une grenade par la fenêtre. A tout hasard.
Lorsque, au début, en arrivant en Afghanistan, j'avais surpris cette pratique, je m'étais précipité sur eux: «Salauds! Mais il peut y avoir des gens!» Un jour j'ai vu un soldat qui n'avait pas jeté sa grenade. Il était sorti de la maison en titubant, les yeux baissés, fixé sur ce qu'il essayait de retenir dans ses mains. C'étaient ses tripes, son ventre incisé par la lame d'un vieux sabre… L'avant-dernière année de la guerre se terminait. La décision du retrait des troupes avait déjà été prise. Chacun voulait survivre à tout prix.
Ils avançaient, mitraillaient les ombres, jetaient des grenades, puis entraient.
Dans l'une des maisons, au milieu des meubles déchiquetés par l'explosion et éclaboussés de sang, je suis tombé sur un tas de chiffons qui remuait doucement. Incrédule, je l'ai poussé du bout de ma botte. La boule de chiffons s'est retournée. C'était un enfant vêtu d'une longue robe brune. Le visage brûlé, les bras couverts de lambeaux de peau arrachée. Avec la crainte qu'on a devant un oiseau blessé – qu'est-ce que je vais en faire? – je l'ai pris dans mes bras, je suis sorti. Le sergent qui avait entendu les gémissements de la boule blottie dans mes bras m'a dit: