Les petits gars, nos camarades de la cour, te taquinaient toujours de la même façon.
– Dis, Rézinka, te lançait l'un d'eux en t'appelant par ton sobriquet: Rézinka de Zinger, ton père est bien comme ça?
Et il aspirait les joues, révulsait les yeux, en mimant un mort vivant. Tu te jetais sur lui, les poings serrés, mais sans grand entrain. La plaisanterie se répétait trop souvent et ne provoquait plus que quelques esclaffements paresseux.
Et puis il était très difficile de mimer Iacha, ton père. Depuis qu'on l'avait retiré d'un amoncellement de corps gelés dans un camp de la Pologne libérée, il avait peu changé. Il le disait lui-même en souriant: «Moi, je ne vieillis pas. Je suis toujours comme à seize ans.»
Ses yeux étaient profondément enfoncés dans des orbites béantes. Comme si quelqu'un, décidé à démolir cette tête, y avait plongé ses pouces, noyant les yeux dans le cerveau. Son énorme crâne, du fait de sa pâleur cireuse, semblait être composé de surfaces fragiles qui s'entrecoupaient presque géométriquement. Il n'avait plus de dents et souriait en serrant fort les lèvres dans un étirement un peu douloureux. Il était vraiment difficile de le mimer.
C'était beaucoup plus simple quand on s'en prenait à moi. Quelqu'un se mettait à genoux et avançait en soufflant et en agitant les bras avec un désespoir comique.
– Kim! criait-il en charcutant mon nom, c'est comme ça que ton père attrape le train, pas vrai?
Ces plaisanteries n'étaient somme toute pas méchantes. Elles provenaient de l'ennui entre deux marches. D'autant plus que personne dans nos trois maisons ne s'étonnait plus depuis longtemps de voir dans le crépuscule d'été Iacha et mon père traverser la cour. De loin, on aurait même dit que c'était un seul homme qui se dirigeait à pas alertes vers l'entrée…
Le triangle formé par les trois bâtisses en briques rouges contenait un univers qui nous était connu jusqu'à la dernière motte de terre. Parallèlement aux murs des maisons, toujours selon la même configuration triangulaire, s'élevaient d'énormes peupliers qui dépassaient les toits. En juin, leur duvet transformait la cour en un paysage hivernal. Les gens crachaient, éternuaient tout le temps, les ménagères repêchaient en jurant les flocons cotonneux dans leur bortsch.
Au pied des arbres, derrière une palissade en planches vermoulues, s'étendait une broussaille infranchissable faite d'arbustes de jasmin, de lilas et de fleurs aux tiges gigantesques et qu'on appelait «boules d'or». Dans les petits renfoncements, à demi cachés par cette végétation abondante, se trouvaient quelques bancs, dont celui de Iacha.
Au centre de la cour était installée la table des joueurs de dominos. Autour d'elle, des arbres, plus jeunes et qui nous étaient comme plus proches, car on les avait plantés sous nos yeux. Nous étions vaguement fiers de nous savoir antérieurs à quelque chose dans cette cour…
Cette table, en épaisses planches de chêne noueuses, offrait une surface qui, au printemps, la mieux exposée au soleil, se débarrassait la première de sa couche de neige. C'était un bonheur intense, par une éblouissante journée de mars, de s'asseoir là, de retirer de sa poche une loupe – un vrai trésor! – et de marquer ses initiales sur la planche encore humide. Le fin filet bleuté de la fumée chatouillait les narines, se mélangeait avec la fraîcheur neigeuse, se dissipait dans l'air ensoleillé…
En été, tout rentrait dans l'ordre. Par les soirées chaudes, la table disparaissait derrière le dos des hommes en manches de chemise ou en maillot. Ils empoignaient les plaques glissantes dans leurs rudes paumes alourdies par les pièces d'acier qu'ils maniaient toute la journée ou par la résistance du volant de leur gros camion. Dès qu'ils commençaient à abattre leurs plaques avec un fracas assourdissant, la symphonie communautaire de la cour trouvait sa mesure. Sur un banc à côté de chaque entrée jasait une rangée de babouchkas, attentives au moindre événement qui survenait dans la cour. Les fenêtres ouvertes déversaient leurs bourdonnements accompagnés de l'odeur douceâtre et savonneuse des grandes lessives. La vieille balançoire poussait un gémissement musical et mélancolique. Les cris des enfants invisibles dans la broussaille fusaient.
Et comme une note absolument nécessaire dans cette douce cacophonie du soir se faisait entendre la voix de ma mère:
– Iacha!
De quoi parlaient-ils, ces deux hommes, assis dans leur renfoncement au milieu des touffes sauvages de dahlias et de jasmin? Nous nous y intéressions fort peu, entraînés dans le tourbillon de nos marches et de nos jeux. Un jour, comme je m'arrêtais près d'eux, j'entendis un bout de leur conversation. Ce n'était, me semblait-il, qu'une lente énumération de noms de villes. Polonaises, d'après leur sonorité. Je savais déjà que mon père avait perdu ses jambes en Pologne et que Iacha y avait «déménagé», comme il disait lui-même, trois fois d'un camp à l'autre. Ces noms polonais leur disaient beaucoup, sans commentaires. Un regard entendu, un hochement de tête suffisait.
Une autre fois, je me suis retrouvé derrière leur dos tout à fait par hasard. Nous jouions à la guerre. Envoyé en éclaireur, je me faufilais au fond de la broussaille inextricable, tendant l'oreille, les jambes transpercées de frémissements agréables et prêt à me lancer, au moindre danger, dans une fuite bondissante. Soudain, j'ai entendu leurs voix. Elles avaient cette netteté particulière des paroles qu'on surprend inopinément. Les deux hommes n'étaient séparés de moi que par quelques branches sombres de jasmin. Tout à mon expédition furtive, j'aurais sans doute poursuivi mon chemin. Mais la voix de Iacha, toujours calme et un peu moqueuse, avait cette fois une vibration inhabituelle:
– Le seul pépin qu'ils ont eu avec ces sacrés fourgons, disait-il, c'est la question du déchargement. Je crois, d'ailleurs, que c'est pour cela qu'ils ont opté pour les chambres à gaz. Parce que, techniquement, ces fourgons, ces abattoirs ambulants, c'était une idée en quelque sorte géniale. On chargeait les gens directement aux portes des baraques. Dès que la voiture démarrait, les gaz d'échappement pénétraient directement dans le fourgon. Et quand on arrivait aux fours, tout était déjà prêt à brûler. Un quart d'heure suffisait. Le temps du trajet… Pour décharger, il y avait un système, tu sais, comme une benne qui bascule… Mais c'est qu'à l'intérieur du fourgon ça ne pouvait pas monter assez haut, à cause des cadavres qui se coinçaient contre le plafond. La mécanique tombait tout le temps en panne. Et puis, on avait besoin d'hommes pour décharger. Un jour, c'est moi qui ai été désigné. J'étais près du fourgon, j'entendais le crissement du mécanisme derrière ses parois. À côté se tenaient un officier et un homme en civil, probablement un ingénieur. Quand on a ouvert les portes, l'officier a dit à son compagnon: «Si l'on pouvait gagner encore cinq petits degrés en hauteur, je suis sûr que la cargaison glisserait toute seule…» Oui, il a employé précisément ce mot, «cargaison». Il n'y avait aucune haine dans sa voix. Et c'était ça le plus terrifiant! À l'intérieur du fourgon où j'ai grimpé avec un autre prisonnier, les corps coincés étaient écrasés avec la même absence de haine. Mécaniquement. Dérapant sur les filets de sang, on s'est mis à décharger…
Iacha se tut et, s'inclinant vers les paumes de mon père dans lesquelles brilla du feu, il alluma une cigarette.
Moi, je quittai à reculons mon abri, écartai une planche branlante de la palissade et m'arrêtai, le regard aveugle, devant notre entrée. Deux de mes camarades, de l'armée ennemie ce jour-là, me sautèrent dessus en criant à tue-tête et d'une seule voix:
– T'es tué! Rends-toi! On te fait prisonnier!
Je me suis laissé faire sans opposer la moindre résistance. Les bras en l'air, poussé dans le dos par leur fusil en bois, j'ai avancé d'un pas somnambulique. Pour la première fois de ma vie, je ne comprenais pas leur joie…