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Andreï Makine

Confession d'un porte-drapeau déchu

Confession d'un porte-drapeau déchu - pic_1.jpg

Pour Marie-Claude

Pour Guy

Tout était si simple. Limpide…

Le clairon lançait ses cris perçants. Le tambour vibrait. Et vibrait au-dessus de sa peau jaune et racornie le ciel dont nous avalions de grands pans frais et bleus en chantant nos chansons sonores. L'univers entier trépidait dans ce roulement et ces cris.

Tout était si clair dans ce début de notre vie. Notre enfance avait l'odeur piquante du cuivre étincelant, la résonance martiale de la peau tendue.

Et nous marchions, les jambes veloutées de poussière, à travers les chemins des champs. Toujours tout droit devant nous. Toujours vers cet horizon radieux.

La moitié du pays était passementée des dentelles noires des barbelés. Clouée au sol par les miradors. Mais dans notre marche nous le croyions en train d'avancer, ce pays, avec nous vers ce but final, vers cet horizon si proche déjà.

Moi, je tordais mes poumons pour que le vieux clairon recrache dans une gerbe d'étincelles ce rugissement qui était notre vie même, la joie de vivre des enfants efflanqués de l'après-guerre.

Toi, la tête inclinée, l'œil noir et mat perdu au loin, tu versais sur la peau résonnante la grêle drue de tes bâtons.

Maintenant on sait tout… Les chemins des champs n'étaient que des couloirs entre les larges zones entourées de barbelés. Des miradors se cachaient derrière les forêts. On nous faisait tourner en rond pour que nous ayons l'impression d'avancer. Maintenant on sait…

Cette marche, enflammée et ininterrompue comme une folie heureuse, avait un port d'ancrage: notre cour. On la traversait au soir. Sans chansons, ni roulement de tambour. Le devoir était accompli. Un pas décisif franchi vers l'horizon radieux. On échouait sur l'herbe piétinée de la cour. Ce repos était bien mérité.

Par ces longues soirées d'été, les fenêtres des trois maisons qui, dans un triangle bizarre, formaient la cour, étaient ouvertes. Nous entendions l'entremêlement paisible des sons venant de ces ruches. Grésillement de l'huile sur un réchaud à pétrole, voix rassurante du speaker à la radio, mélodie un peu chuintante d'un disque, vagissement d'un nourrisson dans une chambre au rez-de-chaussée. Cette rumeur tranquille était rythmée par les éclats secs avec lesquels les joueurs de dominos abattaient leurs plaques sur la table en bois au centre de la cour, sous les peupliers.

À l'une des fenêtres du deuxième étage apparaissait un visage anguleux. Ma mère. Elle regardait un moment dans la cour en plissant les yeux sous les rayons orange du couchant. Puis elle appelait:

– Iacha!

D'un banc, derrière les touffes humides des dahlias, un homme se levait, marquait la page dans son livre avec une brindille et se dirigeait vers l'entrée. Son crâne, absolument chauve et d'une pâleur incroyable, semblait transparent. Seuls quelques cheveux argentés frisaient au bas de sa nuque. En passant près de nous il nous lançait avec une douceur rieuse mais ferme:

– Allez donc vous laver, pionniers!

C'était Iakov Zinger. Iacha. Ton père.

Il réapparaissait dans l'entrée quelques instants après. Il marchait légèrement courbé. Comme quelqu'un qui ne veut surtout pas montrer que le fardeau est lourd. À petits pas alertes, tendus. Avec une agilité enjouée.

Sur son dos il portait un homme. Cet homme s'accrochait à ses épaules avec une confiance tranquille, comme le font les enfants. Les jambes de son pantalon étaient nouées dans de larges nœuds doubles. C'était Piotr Evdokimov, mon père.

Selon sa demande, lâcha le déposait tantôt à la table des joueurs de dominos, tantôt sur le banc envahi par l'exubérance sauvage du dahlia, là où d'habitude ton père lisait.

Nous sortions de notre torpeur bienheureuse, ramassions nos sacs à dos, le clairon, le tambour et montions dans le rucher communautaire rempli du bourdonnement ménager. Il fallait attendre que la voisine finisse sa lessive pour pouvoir se laver, puis manger dans un coin de cuisine avant de sombrer dans le sommeil. Dans un duvet pâle de nuit blanche du Nord. Ce tournoiement laiteux amortissait dans nos têtes la clameur cuivrée du clairon, la grêle du tambour. Souvent, à travers les premiers flocons de cette somnolence opaline, il m'arrivait d'entendre les pas de Iacha qui entrait dans notre pièce avec sa charge. Il installait mon père et s'en allait en tissant dans mon sommeil quelques mots chuchotés: «Allez, à bientôt. Bonne nuit!»

L'appartement dans lequel vous habitiez était sur le même palier.

Pourquoi me suis-je souvenu de nos marches exaltées précisément aujourd'hui? Par pur hasard, semble-t-il.

Tu sais comment les nouvelles parviennent aux Russes, ici, en Occident? Quelqu'un à San Francisco reçoit une carte de Munich et, sous le coup de la surprise de ces retrouvailles épistolaires, téléphone à Sidney: «Tu te souviens, Untel, oui on vivait à deux pas de chez eux, il est en Allemagne. Mais non, pas définitivement…» Trois mois après parvient à Paris une longue lettre de Sidney qui, dans un post-scriptum pressé, constate la présence d'Untel à Munich…

Il en avait été de même pour toi. «… Oui, Arkadi est parti, sifflait dans l'écouteur une voix d'outre-Atlantique. De Moscou, il a téléphoné à un ami en disant qu'il partait… Où? Il doit être à Cleveland ou à Portland… Je ne me souviens plus…»

Ce «Cleveland ou Portland» a résonné encore quelques instants à mon oreille. Je me suis arrêté au carrefour chaud et bruyant de l'Odéon. Le va-et-vient à cet endroit vous rend invisible. On peut rester sans bouger. On peut garder dans le lointain brumeux du regard ce passé plus étrange que la mort. Personne n'y fera attention. On peut même murmurer tout bas comme je le fais, moi:

– Tu sais, nous resterons toujours ces pionniers aux foulards rouges. Le soleil aura toujours pour nous ce petit goût de cuivre, et le ciel la sonorité des battements du tambour. On n'en guérit pas. On ne se remet pas de l'horizon lumineux qui était à quelques jours de marche. A quoi bon se mentir? Nous ne serons jamais comme les autres, comme les gens normaux. Comme cet homme, par exemple, que je vois entrer dans une belle voiture. Il se glisse au volant avec la souplesse d'une carte bancaire avalée par un guichet automatique. Oui, il est avalé par cet intérieur capitonné. D'abord, un bras jetant la veste sur le siège, puis une jambe, la tête – et tout doucement, clac! Il s'y installe comme dans le giron moelleux d'une maîtresse. Souriant, décontracté. Une main avec un fin cigare brun sur le volant, l'autre pianotant de mémoire un numéro de téléphone…

Nous les imiterons. Nous singerons cette souplesse. Nous nous laisserons avaler par les sièges capitonnés avec le même sourire facile. Mais au fond nous resterons toujours ces jeunes barbares aveuglés par la foi dans l'horizon tout proche. Il manquera à nos singeries une chose capitale: savoir en jouir. C'est cela qui nous trahira…

Je m'engouffre dans l'entrelacs des petites rues. Soudain, derrière un angle crépite la rafale d'un marteau piqueur. Le corps réagit plus vite que ma pensée en voie de civilisation. Il tressaille dans un désir vite réprimé de se jeter par terre, de s'aplatir, front contre sable.

Comme sur le sol desséché de l'Afghanistan. Les doigts s'engourdissent du poids de la mitraillette absente. Nous ne serons jamais des gens normaux…

Je regarde dans l'éclat sombre d'une vitrine, j'ajuste ma cravate. Je dois te quitter. Mon cours de singerie m'attend. Une grande maison d'édition. Ma mine d'emprunt. Un stéréotype, l'auteur-émigrant-russe. Mon uniforme d'homme normal.

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