Puis vint le temps de nouvelles marches qui me firent oublier la conversation des deux hommes sur leur banc envahi de verdure.
De nouveau tanguait devant nos yeux un horizon clair dans l'air liquéfié par la chaleur de l'été. De nouveau, avant de traverser un village, notre détachement cadençait le pas avec application, chacun tirait les coins de son foulard.
Tu marchais à côté de moi et je voyais au-dessus du tambour tes mains suspendues dans une attente nerveuse, tes bâtons prêts à déchirer la somnolence tranquille de la kyrielle des isbas. Et moi je mordillais mes lèvres remplies d'innombrables aiguilles. Enfin, lorsque l'explosion se produisait, nous ne voyions plus rien. Rien que l'éclat du drapeau au-dessus de nos têtes et le bout de la rue villageoise qui s'envolait dans le ciel. Le premier chanteur du détachement avalait sa salive et s'écriait d'une voix perçante, suivie de nous tous:
Nous sommes les pionniers, enfants des travailleurs…
L'ère des années lumineuses est toute proche…
«Sois toujours prêt!», telle est notre devise…
C'est beaucoup plus tard que de cette éblouissante folie de notre enfance émergèrent quelques images enregistrées et préservées à notre insu. Un vieillard qui marchait le long de la route et, se courbant péniblement, cueillait de poussiéreuses feuilles d'oseille. Le visage d'une vieille paysanne qui agitait faiblement la main à notre passage et nous souriait à travers ses larmes dans une grimace striée de rides. Oui, c'est bien des années après qu'on a su deviner ce que renfermaient ces yeux éteints. Ces innombrables rangs de soldats qui avaient traversé jadis le village avant de sombrer pour toujours. Eux aussi cadençaient leur pas, bombaient la poitrine, cachaient leur fatigue. Il y avait dans ces rangs un front, des yeux, une silhouette auxquels la paysanne tenait plus qu'à la vie. Disparus eux aussi. Son vieil esprit embrouillé semblait retrouver leurs traits sur nos jeunes crânes rasés. Elle vivait de ce doux mensonge…
Mais nos yeux ne discernaient à l'époque que son sourire, que le salut de sa main.
Le soir, au centre de notre campement brûlait un grand feu de bois. Venait le tour d'autres chansons, plus lentes, plus pensives. L'une d'elles, bien que nous la chantions tous les soirs et connaissions par cœur son histoire naïve, faisait chaque fois briller dans nos yeux le reflet du feu au bois un peu humide. C'était celle de la guerre civile. D'une mélancolie rêveuse et pénétrante. On l'aimait d'autant plus que c'était justement la nuit, dans un combat avec les Gardes blanches, qu'un jeune cavalier rouge trouvait la mort:
Et il tombe près des pieds de son grand cheval moreau,
En fermant ses yeux bruns
Il murmure:
«Ô, mon cheval, mon ami,
Dis à ma fiancée
Que je meurs fidèle aux travailleurs…»
Nous imaginions tout avec un tel relief! Cette «large steppe d'Ukraine» dont parlait la chanson. Et le cheval échauffé qui soudain, en plein élan, perd son maître. Et ces quelques paroles murmurées par un jeune cavalier, la paume pressée contre sa poitrine ensanglantée et qui, couché sur l'herbe humide, tend désespérément son visage vers les yeux violets de son compagnon.
Que n'aurions-nous donné, nous aussi, à ces instants, pour la cause des travailleurs! Pouvions-nous imaginer une mort plus belle que d'être allongé dans la steppe nocturne sous le regard d'un cheval fidèle, empreint d'une compassion plus qu'humaine? Oui, mourir en serrant la poignée de son sabre et en évoquant la détresse d'une fiancée lointaine…
C'est pour la beauté de cette mort qu'on aimait d'un amour presque sacré «les travailleurs» au nom desquels il fallait se sacrifier. Ces travailleurs ne ressemblaient point aux gros hommes en maillot, avec leurs visages mangés par la fatigue, qui jouaient aux dominos le soir. Non, ceux-ci étaient trop ordinaires pour nos rêveries nocturnes. Ils fumaient en serrant les gros mégots jaunis dans leurs doigts maculés de cambouis, juraient, s'esclaffaient d'un rire gargouillant. Leur vie était trop banale. Calés comme nous autres dans les ruches, ils faisaient comme tout le monde la queue devant la salle de bains communautaire, s'écrasaient dans l'autobus qui les amenait à l'usine.
Non, les travailleurs de nos chansons étaient tout différents. Ils formaient une sorte de peuplade supérieure et inaccessible aux imperfections de notre vie communautaire. Un peuple digne, austère et juste pour lequel il fallait se battre, souffrir. Il nous semblait que ce peuple nous attendait déjà derrière la ligne lumineuse, et chaque jour plus proche, de l'horizon.
Nos parents nous parlaient peu du passé. Peut-être croyaient-ils que celui mis en chansons et en récits dans nos manuels nous suffisait… Ou tout simplement voulaient-ils nous ménager, conscients que dans ce pays, savoir est une chose pénible et souvent dangereuse?
La vie de mon père, ou plutôt sa jeunesse, m'intéressait beaucoup. Tel un chercheur de trésor, j'étais sûr de retrouver dans son passé de soldat des images semblables à celles du combat nocturne dans lequel le cavalier rouge trouvait la mort. Un corps à corps héroïque. Un exploit éblouissant. Mais ses récits étaient toujours d'une sobriété sèche et décevante.
J'entrepris alors, presque inconsciemment, de composer une sorte de fresque, la mosaïque de cette jeunesse qui me fascinait. Jour après jour, j'ajoutais les fragments de ses récits, des confidences involontaires, des détails qui se révélaient au hasard de causeries avec ma mère.
C'était Iacha qui, de façon indirecte et sans s'en douter, du reste, m'avait beaucoup aidé dans ce long assemblage des petits éclats de ma mosaïque. Il y avait une chose dont Iacha voulait à tout prix éviter de parler devant les gens: ses souffrances, la vie au camp. Dès qu'il avait l'intuition que ce sujet pourrait être abordé, il se dépêchait de demander du feu, ou pendant les dîners de fête, de proposer un toast amusant qui faisait rire tout le monde. Aussitôt après, pour détourner la conversation définitivement, il demandait à mon père:
– Écoute, Piotr, raconte-nous plutôt la fin de cette histoire, tu te souviens, celle de Biélorussie. La dernière fois tu n'étais pas allé au bout…
J'utilisais même pour ma mosaïque ces quelques répliques que les joueurs de dominos lançaient à mon père quand il se mettait à jouer avec eux. Même là je trouvais une poignée d'éclats qui évoquaient sa jeunesse, la guerre. Oui, quelques grains que j'apposais sur ce panneau sommairement restauré.
Tu m'as demandé un jour avec cette brusquerie spontanée dont la vie nous avait tous marqués:
– Et ton père, il faisait quoi à la guerre?
– Comment, «quoi»? Il tirait. Il tuait les Allemands, ai-je répondu d'une voix peu assurée. Il en a tué des milliers, des milliers…
Je n'en savais pas grand-chose à l'époque. Cette ignorance que tu me révélas fut peut-être le point de départ de ma fresque.
Maintenant, tant d'années après, je peux l'exposer devant tes yeux («Portland… Cleveland…»). Comme avant, elle est inachevée. Mais aujourd'hui on peut être sûr que nul éclat ne s'ajoutera à sa surface raboteuse…
Fresque inachevée
d'une jeunesse de guerre
D'abord, au front, Piotr n'avait pas l'impression de tuer. En sa qualité de tireur d'élite, il avait des rapports bien particuliers avec la mort…
La silhouette humaine qu'il fallait immobiliser sur son cran de mire, il s'y était habitué tout jeune. Comme toute sa génération, vivant dans «la forteresse assiégée du socialisme», il avait appris à tirer très tôt, dans le cercle des «Tireurs de Vorochilov».