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Ce qui nous étonnait aussi, c'était l'horizon. Il ondulait toujours au même endroit, bien que nous tournions le dos à notre camp et avancions dans la direction opposée à nos marches quotidiennes. Il était toujours là, devant nos yeux. Donc, rien n'est perdu, pensions-nous.

– C'est triste, quand même, dis-tu soudain tout bas, sans me regarder. C'est triste…

J'essayai de te consoler.

– Bah, t'en fais pas, on va s'inscrire dans la section de parachutistes. C'est autrement plus intéressant que de parader du matin au soir.

Tu te taisais. Tu avais voulu parler d'autre chose. Une minute après tu dressas la tête, me regardas dans les yeux et répétas avec une insistance crispée:

– C'est triste. Lioudmila avec ce type… C'est moche!

Je te jetai un coup d'œil interrogatif. Mais tu t'interrompis, baissas la tête et accéléras le pas.

C'est vrai que nous avions des tempéraments bien différents. Et puis, nous étions tous un peu amoureux de la belle Lioudmila.

Près de la petite gare où nous devions prendre le train pour Sestrovsk, nous croisâmes un détachement de pionniers qui venait d'arriver. Leurs pieds martelaient consciencieusement le sol, le clairon assourdissait les passants, le tambour, sans une faute, reproduisait sa combinaison obtuse.

Nous les regardions, stupéfaits. Leurs yeux écarquillés, leurs lèvres tendues. Et dire que, la veille seulement, nous leur ressemblions trait pour trait! Cela nous paraissait incroyable.

– Il cogne dessus comme un marteau piqueur, remarquas-tu en enveloppant le tambour d'un regard méprisant.

– Et l'autre, on dirait qu'il crache dedans, ajoutai-je à propos du clairon.

Nous aussi, nous crachâmes de dégoût et nous dirigeâmes vers les guichets.

L'un des derniers jours d'août, les habitants de nos trois maisons furent témoins d'une scène qui marqua définitivement la fin d'une époque dans l'histoire de la cour et dans la nôtre.

Par une soirée calme et pareille à bien d'autres, une bagarre éclata à la table de dominos. Les plaques volèrent. Les jurons montaient vite dans leur force explosive.

Nous vîmes le va-et-vient de gros poings lourds comme des massues. Le premier visage en sang. Un homme par terre. Des râles haineux. Les cris aigus des femmes. Les larmes des enfants effrayés. Le long piétinement, gauche et pesant, des hommes essoufflés.

Enfin, ils s'arrêtèrent. Les uns contre les autres, les traits contractés par la haine, les chemises en lambeaux, les lèvres saignantes. Ils se détestaient.

C'était la haine de celui qui soudain voit dans l'autre, comme dans un miroir, l'impasse de sa propre vie. Les belles promesses de l'avenir qu'il a happées avec une confiance naïve. Les Grandes Victoires qu'on lui a volées. Le beau rêve au nom duquel il a vécu toute sa vie dans le trou étroit d'une fourmilière.

Cette bagarre était donc inévitable. On oublia le mot magique de «Crevasse» qui autrefois mobilisait toute la cour. Crevasse! Et de son banc se levait un homme aux yeux fatigués mais souriants. Il s'approchait de la table, portant un autre homme sur son dos. Il l'installait et lançait, dans la masse des épaules qui s'entrechoquaient déjà:

– Allez, les gars, avant le spoutnik, on aura le temps d'en faire une!

Une page définitive fut tournée. Et comme tous les vrais grands adieux se font à la légère, dans la certitude joyeuse de retrouvailles toutes proches, notre séparation, un an après, se borna à quelques bourrades, quelques mots insignifiants, une poignée de main nonchalante. On venait d'avoir quatorze ans. J'entrais à l'école militaire de Souvorov, cette pépinière de l'armée. Tu partais pour Leningrad, dans une école de mathématiques.

En se serrant la main on forma quelques vagues projets pour les prochaines vacances. On ne s'est pas revus depuis…

J'ai vu ma mère pour la dernière fois quelques jours avant mon départ pour l'Asie centrale où j'allais rejoindre ma première affectation.

Ce rêve usé pour avoir habité tant de jeunes têtes d'officiers plus ou moins sentimentaux: traverser la cour de la maison de son enfance en saluant négligemment les habitants qui vous reconnaissent, émerveillés par votre capote sur votre torse bombé, par le claquement des bottes bien cirées. Je n'ai pas échappé, moi non plus, à ce vieux rêve.

Le jour n'était pas bien propice pour ce brillant scénario du retour sous le toit paternel. Dès le matin une petite pluie d'automne avait cousu l'air de ses fins points gris. J'apportais un bouquet de roses. Elles étaient un peu trop épanouies à mon avis. «Vont-elles sentir encore quelque chose?» me demandais-je, inquiet. Quand il n'y avait personne autour de moi, je les humais furtivement. Elles sentaient les feuilles d'automne mouillées et l'eau de Cologne «Baltique» dont je m'aspergeais après le rasage.

À l'entrée de la cour, dans le Passage, j'ai vu une tranchée comme celle où l'on installe les tuyaux du gaz. Elle était à moitié inondée et entourée de mottes d'argile couvertes d'empreintes de talons. Pour ne pas salir les bottes de mon vieux rêve, j'ai frôlé le mur en briques rouges.

La cour avec ses peupliers nus, sa table de dominos, ses bancs noirs de pluie m'a paru délaissée, rétrécie.

Dans notre appartement il n'y avait personne. J'ai sonné au vôtre. Ta mère, avant de me dire bonjour, a déclaré avec précipitation, comme pour m'épargner même une seconde d'attente anxieuse:

– Rien de grave, rien de grave! Elle est à l'hôpital, mais elle n'a rien de grave.

J'ai posé mon bouquet sur l'étagère dans votre corridor. Sur les marches de l'escalier je me suis retourné pour demander:

– Et Arkadi? Il passe de temps en temps?

– Oh, maintenant qu'il est à Moscou, il téléphone surtout pour dire qu'il ne peut pas venir…

Le vieil hôpital de Sestrovsk était rempli d'un va-et-vient de patients pâles dans leurs pyjamas fripés. On voyait les visiteurs qui, assis au bord du lit, tiraient de leurs sacs des pommes et des pots de confiture. La jeune infirmière qui me conduisait s'est arrêtée au milieu d'un couloir et m'a dit:

– Voilà!

Les chambres étaient bondées. Plusieurs lits s'alignaient le long des murs, dans le couloir. Dont celui de ma mère. Pour que sa table de nuit ne gêne pas les allées et venues, on l'avait mise derrière les barreaux métalliques à la tête de son lit. Après m'avoir embrassé elle a tendu sa main à travers les barreaux et a pris sur la table un peigne demi-rond qu'elle avait l'habitude de mettre dans ses cheveux.

J'ai vu sur cette table de nuit comme un éclat de notre vie d'autrefois. Une étrange rencontre de choses familières qui protégeaient ce lit du long couloir aux murs nus et froids. Le peigne, un petit miroir dans son cadre nickelé. Et sur la planche supérieure, une vieille tasse à la bordure dorée à demi effacée.

Nous avons passé un moment à mener un semblant de conversation faite des encouragements et des assurances qu'on prononce machinalement en scrutant les traits de l'autre à la recherche d'imperceptibles signes inavoués.

Dans la salle à manger quelqu'un a battu le rappel à l'aide d'une assiette en aluminium et d'une cuillère.

– À table! À table! a crié une voix chevrotante.

– Tu dois y aller? ai-je demandé en me levant de la chaise que l'infirmière m'avait apportée.

– Non, non… On a le temps, a répondu ma mère. Il y a trois services. La salle à manger est trop petite. Je peux y aller avec les derniers…

Je me suis rassis. Le couloir s'est rempli du défilé des pyjamas délavés, du frottement des pantoufles. Chaque patient portait sa tasse.

Je ne me suis pas aperçu à quel moment de notre conversation machinale a émergé un récit, lent et entrecoupé par les paroles des gens qui passaient. Quand j'y ai prêté attention, il était déjà bien entamé. J'ai suivi l'histoire. Avec un attendrissement gêné j'ai constaté que ma mère était en train de répéter l'épisode qu'elle nous avait raconté les dimanches de repassage. Celui de l'isba sibérienne, du lait gelé apporté dans un traîneau enneigé.

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