– Laisse-le, lieutenant! On ne va pas s'emmerder avec un gosse. D'ailleurs, brûlé comme il est, il ne vivra pas…
Je savais qu'il avait raison. Le mur de la maison avait un rebord en terre battue.
– Mets-le là-dessus, dit le sergent. Si des Afghans passent, ils le prendront.
Il l'a dit pour que je puisse me débarrasser de l'enfant sans scrupule.
– Non… non… Je l'emmène, dis-je en regardant le visage enflé d'où montaient des gémissements aigus.
– On a quatre blessés, bougonna le sergent. Si dans les gorges les moudjahidines nous tombent dessus, nous sommes foutus.
Au retour, le commandant m'a jeté un regard cinglant:
– Tu te crois à Treptov Park, ou quoi? Tu t'es trompé de guerre? Où on va le caser? L'hôpital est bondé… Toi, tu joues les héros et les toubibs vont devoir s'emmerder pour lui trouver de la peau pour la greffe…
Je savais que j'avais fait une bêtise en l'emmenant. Et c'est de cela que je voudrais parler si j'avais à réécrire ce premier livre. Oui, de la bêtise qu'on fait en sauvant un enfant.
Les journalistes, après la sortie du livre, s'intéressèrent à moi. L'Islam est-il l'élément de cohésion des fractions de résistance? Gorbatchev saura-t-il transformer la défaite militaire en victoire politique? Les tensions ethniques au sein de l'armée soviétique sont-elles vraiment graves? Ces questions, combinées chaque fois un peu autrement, se répétaient d'une interview à l'autre. Après la première, j'ai compris quel genre de réponse on attendait.
Un jour j'ai essayé de parler de l'enfant. J'ai dit que face à son visage brûlé, ni l'Islam, ni Gorbatchev n'avaient plus aucune importance… Je portais cet enfant et je ne savais pas à cause des brûlures si c'était une petite fille ou un garçon. Un enfant brûlé. C'est tout. Un enfant brûlé parmi les hommes écrasés par la fatigue et la haine. Un enfant dans les bras de celui qui ne comprend pas pourquoi il s'est chargé de ce petit corps encombrant. Et le plus étonnant, c'est que cette petite boule dans mes bras semblait sentir mon hésitation. Elle semblait sentir que je faisais une bêtise en la portant. Aussi, lorsque la nuit suivante on traversa des gorges rocheuses, s'était-elle tue. Oui, elle ne gémissait plus, comme si elle ne voulait pas provoquer la colère des autres. Inquiet, de temps en temps j'appliquais l'oreille contre sa poitrine…
Après cet essai, les interviews se sont faites moins fréquentes. Puis la guerre a pris fin. Et comme n'importe quel produit l'information sur l'Afghanistan a été soldée. Et, avec elle, ma présence médiatique.
En fait, c'est toi que j'espérais trouver à Sestrovsk cette fois-là…
Je venais en congé, après neuf mois de service en Afghanistan. Ces neuf mois s'étaient révélés tout à fait suffisants pour se déshabituer de la vie sans guerre. Je marchais à travers Leningrad en évitant inconsciemment les endroits découverts. Au soleil je cherchais à dissimuler mon ombre dans celle d'un arbre ou d'une maison. Chaque bruit avait pour moi son double menaçant.
Pendant ce mois de congé je vivais chez une amie à Leningrad. Tous ces jours étaient remplis d'un mélange bizarre d'amour hâtif – comme si l'on essayait d'en constituer une réserve -, de brèves querelles violentes et des préparatifs pour un voyage sur le littoral balte, voyage qu'on reportait sans cesse tantôt à cause d'une querelle, tantôt en raison de quelque empêchement à son travail. On rassemblait les affaires de plage, on faisait des projets et on ne partait pas.
Nous n'y étions jamais partis finalement.
Deux jours avant la fin du congé je décidai, je ne sais pas pourquoi, d'aller à Sestrovsk. C'est-à-dire, au contraire, je savais très bien pourquoi, mais la raison était bien absurde. Je m'étais souvenu de l'officier et de la jeune femme près de la fenêtre baissée du train Leningrad-Soukhoumi. Une barrière en béton envahie d'orties, notre poste d'observation. Son histoire de l'avion qu'on redresse après une attaque en piqué. Le sourire et l'émerveillement de la jolie inconnue.
Je demandai à mon amie si elle avait les horaires des trains de banlieue.
– Un train de banlieue? Pour Sestrovsk? s'étonna-t-elle. Mais vas-y en métro, c'est à vingt minutes du centre!
Je restai pantois. Pouvoir aller à Sestrovsk en métro? La chose me paraissait inconcevable, inouïe. Presque contre nature.
Oui, Sestrovsk était devenu le terminus d'une ligne de métro. Je sortis face au vieux cinéma de la ville et dix minutes après j'entrai par ce que nous appelions autrefois le Passage.
Deux grands blocs d'immeubles d'une vingtaine d'étages s'étaient installés dans cette embouchure. Ils ressemblaient à deux énormes paquebots qui lentement, l'un après l'autre, pénétraient dans le triangle de la cour. Le premier se dressait à l'emplacement de la table de dominos, de la Crevasse, l'autre bouchait le Passage.
D'ailleurs, le triangle lui-même n'existait plus. Une des maisons rouges avait été rasée. La deuxième paraissait inhabitée. Seule la nôtre avait encore des rideaux et des pots de fleurs aux fenêtres.
La vie autour des paquebots blancs s'organisait maintenant selon d'autres schémas, dont les points forts étaient la nouvelle école, les larges baies vitrées du supermarché, un arrêt de bus sur la route passant par les anciens terrains vagues.
Je levai le regard, je trouvai les fenêtres de notre appartement communautaire, puis celle de notre pièce – la quatrième à partir de la gauche.
Ta mère m'ouvrit, parut ne pas être étonnée de me voir, m'embrassa sur la joue. Elle avait des cheveux d'une blancheur fragile, argentée, dont elle ajustait de longues mèches d'une main qui tremblait légèrement.
Je la suivis dans les profondeurs du couloir encombré comme autrefois d'étagères, de portemanteaux, de cartons.
– Non, mais la vie, c'est fait pour vivre, disait-elle en me préparant le thé. D'ailleurs maintenant c'est le paradis ici. Imagine, quand tout ça était en construction. On enfonçait des pilots du matin au soir, les grues grinçaient, les bulldozers retournaient tout de fond en comble. Maintenant c'est la paix. Et puis ils ont promis de nous reloger avant la fin de l'année. Cela te fait un drôle d'effet, hein, de la voir, notre cour?
Je hochai la tête en souriant. Dans votre pièce, en revanche, rien n'avait changé. Le portrait de l'oncle de Iacha sur le mur, les rangées de livres, la pendule.
– Regarde ce que j'ai conservé là, me dit ta mère en sortant une caisse rangée sous le lit.
Elle la tira près de ma chaise, l'ouvrit. Je n'en croyais pas mes yeux. C'étaient les pieds de fer que mon père utilisait dans sa cordonnerie.
– Quand ta mère est morte, je n'ai pas pu les jeter. Je ne sais pas pourquoi…
Nous buvions le thé. Le grand paquebot derrière la vitre étincelait d'une multitude de fenêtres aux chauds reflets du soir d'été. Ta mère parlait avec difficulté.
– C'est mon asthme, disait-elle en s'arrêtant pour respirer. Et puis je suis tout de même la dernière de la vieille garde, moi, ajoutait-elle en souriant.
Je vis sur une étagère quelques grosses liasses de lettres. Elle capta mon regard, son visage s'éclaira:
– Ça, c'est ma correspondance administrative. Je ne te l'ai pas encore dit… Je les ai finalement obligés à mettre cette plaque sur le mur de la maison. Enfin, sur l'une des maisons. Belle victoire, non? Un peu tard, il est vrai. Tout le monde se fiche maintenant de nos vieilles histoires…
C'est ainsi, grâce au hasard d'un regard que ta mère me parla du Blocus.
– Je n'ai jamais raconté cela à Arkadi, me confia-t-elle. Enfant, il était trop sensible. Un rien le bouleversait. Et maintenant, quand il passe, c'est toujours en coup de vent, on n'a pas vraiment de temps pour parler. Attends, je vais remettre de l'eau à chauffer…
Ta mère s'appelait Faïana Moïsséievna. Je vais l'appeler Faïa comme tout le monde l'appelait dans la cour.