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– Arrêtez-vous, je vous dis!

Nous nous retournâmes. Les bâtons dans les mains, debout sur les éclats blanchâtres, nous attendîmes.

– Qu'est-ce que vous faites, idiots? demanda lâcha avec un léger tremblement dans la voix.

– Mais quoi? Ce sont des Allemands! Vous ne voyez pas? rétorqua le plus âgé de notre bande, Guenka la Brique. On leur casse la gueule, quoi! C'est normal, non?

– Arrêtez, dit de nouveau Iacha, et nous vîmes que sa joue était traversée de tressaillements.

– Mais pourquoi? Ce sont des Allemands! cria Guenka avec défi, sûr de lui. Ce sont des hitlériens! Des nazis!

Il y eut un moment de silence. On était face à face. Nous, fiers de notre victoire, les muscles tendus dans le désir de poursuivre ce massacre enthousiaste. Et cet homme, maigre, blême, aux yeux noyés dans les orbites sombres.

– Ce sont des morts, dit-il enfin très bas.

Il avait prononcé ces quelques mots avec une telle simplicité douloureuse que nous restâmes muets, subjugués. Personne n'osa répliquer.

– Aidez-moi à ramasser tout ça, ajouta-t-il. On va commencer par là.

Et Iacha désigna le crâne embroché.

Nous le suivions silencieusement. Nous ramassions tous les débris d'os, tous les crânes, tous les casques. Peu à peu le fond du cratère disparut sous ces vestiges mélangés. Iacha apporta deux pelles. On jeta sur les ossements les planches de la coupole, on les ensevelit sous la terre. On dama la terre avec nos sandales. La Crevasse n'était plus…

Le lundi matin, un camion versa à cet endroit une benne de sable blanc et soyeux. On aménagea un bac pour les enfants. Seuls les arbres et les fenêtres des maisons gardaient l'empreinte du mystère dévoilé de la Crevasse.

Mais la suite d'événements exceptionnels qui avaient bouleversé la vie de notre cour ne s'arrêta pas avec la disparition de la Crevasse. Car le jour même de l'installation du bac à sable commencèrent à arriver du côté de la mer de lourds nuages à la luisance bleuâtre de plomb. Ils apportèrent des averses glacées, des rafales pénétrantes, la fin de l'été.

Ces ondées nous prirent au dépourvu. Les vitres n'étaient pas encore posées et dans l'intérieur froid de nos ruches s'engouffra l'odeur iodée de la mer. Il nous semblait que les vagues, dans un raz de marée fabuleux, avaient parcouru quelques dizaines de kilomètres et battaient maintenant tout près de la cour, derrière le brouillard des terrains vagues.

Curieusement, cette intempérie qui dura plusieurs jours fut l'occasion d'un étonnant épanouissement de notre vie communautaire. On se mobilisa, s'entraida, se rapprocha au point de ne plus former qu'une grande famille, une tribu unie, énergique, animée d'une joyeuse volonté de survivre.

Nos trois maisons se transformèrent en une caverne où régna pendant ces quelques longues journées et soirées la jouissance un peu sauvage de la vie en commun. La joie du feu dans un grand poêle en fonte autour duquel nous nous rassemblions. Le plaisir d'entendre le vent s'acharner sur les minces carrés de contreplaqué qui bouchaient les fenêtres brisées. Le bonheur pour nous, les enfants, de se sentir protégés par les adultes devenus tout d'un coup pleins de sollicitude et de tendresse, comme si c'était le jour de notre anniversaire à tous.

Dans notre caverne communautaire, on entendait le bruit rassurant des marteaux. Les hommes entraient dans les appartements, sciaient le contreplaqué, le clouaient aux fenêtres. Les femmes épongeaient les planchers inondés, allumaient le feu. Courbés sous les rafales glacées, les plus courageux traversaient la cour, apportaient des cahutes le bois humide, le déchargeaient près du poêle. Et on ne s'étonnait pas du tout que dans les cuisines enfumées se retrouvent à la même table les gens des trois maisons.

Un de ces jours-là fut particulièrement dur. A plusieurs reprises la pluie se transforma en grêle. Le vent changea légèrement de direction et, soufflant maintenant de biais, il parvenait à pénétrer dans les fentes sous le contreplaqué. De plus, la boulangerie où toute la cour s'approvisionnait en pain était fermée depuis deux jours déjà. Ses abords ressemblaient à un marécage profond et tumultueux. Il fallut organiser une expédition en ville.

Nous vîmes Iacha sortir avec mon père de l'appartement. Sur le palier Iacha se retourna et fit un clin d'œil à nos mères, à tous ceux qui, le visage grave, s'entassaient dans le corridor.

– Si ce soir on n'est pas revenus, dit-il en souriant, prévenez le capitaine du brise-glace Sédov. Avec un temps pareil…

On ne pouvait même pas les voir dans la cour, toutes les fenêtres étaient bouchées. Nous entendions seulement le bruit de l'invalidka assourdi par le tambourinement de la grêle contre le bois. Le bruit était d'ailleurs étrange, il rappelait plutôt le clapotement d'une barque qui lutte contre les vagues.

Nos mères faisaient semblant de ne pas être inquiètes. Mais nous les voyions jeter de temps en temps des regards furtifs sur la pendule.

Ils revinrent lorsque dans les fentes des fenêtres s'était éteint le reflet glauque du jour. Iacha installa d'abord mon père, puis monta dans l'appartement un énorme sac.

– Trente-six! dit-il d'une voix essoufflée. Un par appartement.

Tu me disais que nous n'avions jamais mangé un pain aussi délicieux. Il était un peu humide et sentait le brouillard froid, le grand vent.

Une des babouchkas qui vint chercher sa miche sourit à Iacha et murmura d'un ton attendri:

– Comme c'est bien tout ça! Tous ensemble. C'était comme ça pendant la guerre…

Bien des années plus tard je me suis souvenu de cette bêtise touchante. Peut-être le rêve que nous poursuivions dans nos marches vers l'horizon s'était-il déjà réalisé? Durant ces quelques jours de vie dans la caverne. Dans ce confort de barbares. Avec ce pain humide que Iacha distribuait, un sourire fatigué aux lèvres…

Cet hiver-là, dans le silence des journées brèves et sombres, la cour semblait se remettre peu à peu, soigner ses plaies. Le givre emmitoufla les branches cassées des peupliers, une neige profonde dissimula les grosses mottes d'argile rejetées par l'explosion. Des entrelacs de glace poussèrent sur les vitres nouvellement posées. Les bourrasques de décembre formèrent le long de la haie de hautes crêtes neigeuses qui avaient la même configuration que les années précédentes.

Tel un opéré, affaibli et exsangue, la cour reprenait son souffle.

C'est en mai que nous cessâmes d'avoir des craintes pour sa santé. Les peupliers mutilés, décapités, fendus en deux, se couvrirent en l'espace d'une nuit du reflet bleuté des premières feuilles. Leur ramure était encore toute transparente, les branches sèches aux feuilles brunes ondoyaient encore sous le vent tiède et les pluies ensoleillées. Mais déjà le triangle de la cour se remplissait de cette limpidité verdoyante, de cette infusion dans laquelle, chaque été, tous les bruits de la vie communautaire naissaient et se mettaient à l'unisson.

La table de dominos restaurée résonna du fracas des plaques abattues. Les profondeurs humides des broussailles s'animèrent de nos cris. Les fenêtres des cuisines déversaient une odeur d'oignon grillé et le tintamarre de la vaisselle. Sur les bancs près de l'entrée s'égrenaient doucement les médisances un peu paresseuses des babouchkas qui retrouvaient petit à petit leur forme après le mutisme obligé de l'hiver. La balançoire chantait sa joie de vivre et le printemps nouveau-né. Les enfants creusaient la montagne de sable blanc, oublieux de l'ancienne Crevasse. Au-dessus du Passage s'esquissaient les premières touches aériennes de nos rêveries du soir. A une fenêtre du deuxième étage apparaissait le visage de ma mère, et la transparence bleutée du premier feuillage était traversée de son appel sonore:

– Iacha!

Cet été s'annonçait encore plus merveilleux que le précédent. J'avais beaucoup grandi depuis l'automne. Comme un pissenlit coincé contre le mur: le soleil printanier change un peu sa trajectoire et la tige pâle s'étire à l'infini, profitant de cette caresse inattendue. Notre moniteur s'en aperçut et désormais ce fut à moi qu'incombait l'honneur de porter le drapeau de notre détachement.

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