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Tu ne restas pas non plus à l'écart de ces heureux bouleversements. C'est ta voix qui t'assura ta part de distinction. Le premier chanteur, victime tout comme nous tous des fâcheuses mutations affectant ses cordes vocales, déclara forfait. De tout le détachement, toi seul acquis avec une rapidité surprenante une belle voix virile. Nos gosiers instables éructaient encore des râles, lâchaient des couinements aigus, s'enflaient de grognements sourds. Et toi tu entonnais la chanson à coup sûr, sans flottement, d'un baryton velouté.

Nous avions grandi. Le trait lumineux de l'horizon qui guidait nos marches enflammées semblait à portée de main. Nous comprenions presque tout aux conversations des joueurs de dominos. Les noms de Staline ou de Joukov n'étaient plus pour nous de simples notes dans la cacophonie communautaire. Nous étions fiers de voir passer dans notre cour les habitants de la ville désireux de contempler de leurs propres yeux l'endroit de l'explosion. Ils nous regardaient avec une curiosité respectueuse. Nous donnions des précisions en puisant dans les récits du seul témoin, Zakharovna, et en affabulant avec modération. Nous nous sentions grands, dotés d'une histoire, d'un passé…

Et dans le gémissement musical de la balançoire, pour la première fois de notre vie, nous crûmes deviner un sens qui nous échappait auparavant…

– Cet été vous n'aurez plus besoin de vos tentes, nous annonça le moniteur au début du printemps. On a construit spécialement pour vous un camp de pionniers. Un véritable palais! Vous verrez, il y a tout: une salle des fêtes, des terrains de sport, des stands de tir, tout!

Nous nous mîmes à compter les jours. Chaque journée apportait sa nouvelle épaisseur fraîche de feuillage. Les traces de l'explosion devenaient de plus en plus invisibles. Tu te procuras une minuscule fiole de vernis rouge et peignis le cylindre de ton tambour. Moi, j'astiquai le clairon jusqu'à ce qu'on ne puisse plus le regarder au soleil. Ces préparatifs exaltants semblaient rapprocher l'été. Nous ne supportions plus l'attente.

C'est au milieu des accords bruyants et joyeux de la vie printanière s'éveillant dans la cour qu'un événement impensable se produisit, Iacha mourut…

Il le fit comme tout ce qu'il faisait – sans attirer l'attention, sans s'imposer. Une mort furtive et, pour cette raison, encore plus incompréhensible. On aurait dit qu'il avait peur de gâcher la joie de ce nouveau printemps. Personne n'eut le temps de parler de sa maladie. Il sembla traverser un instant fulgurant et, du jour au lendemain, se trouver là où tous les habitants, interdits, écrasés, muets, le virent le matin des funérailles. Un simple cercueil tendu d'andrinople rouge, posé sur des tabourets à l'entrée de la maison. On attendait l'arrivée du fourgon funéraire…

Iacha était couché, habillé de son costume sombre que nous connaissions tous. C'était celui de l'école, de nos leçons de mathématiques. Il n'y avait rien de rigide dans son visage pâle. Ses sourcils se haussaient légèrement comme dans un étonnement souriant. Ses doigts n'étaient pas noués, figés à jamais, mais s'entrecroisaient souplement, avec légèreté. Et sur sa poitrine, au-dessus de la petite pochette de sa veste, on voyait une trace blanche. Pendant le cours, absorbé par ses explications, il mettait souvent dans cette poche un bâton de craie.

Personne ne croyait à sa mort. Le fourgon s'arrêta dans le Passage. L'orchestre fondit en notes aiguës, grinçantes. Le cercueil soulevé par des hommes vêtus de chemises sombres navigua à travers la cour. Nos mères marchaient ensemble, entourées des autres habitants. C'était la mienne qui pleurait, secouant la tête et écrasant un poing sur ses lèvres, ses sanglots couverts par l'horrible grincement des cymbales. La tienne n'avait plus de larmes. Elle marchait lentement comme si, du pied, elle tâtait le sol à chaque pas. Ses grands yeux cernés de noir fixaient sans le voir le vague bercement du cercueil.

Le visage de Iacha était tourné vers le feuillage recouvrant les cassures des branches, vers les reflets lumineux des nuages. Et de sa fenêtre au deuxième étage, mon père regardait ce visage inondé de lumière printanière.

Ses yeux rougis distinguaient ce que personne ne voyait. Quelque chose d'essentiel, d'indicible. N'était-ce pas pour cela que lorsque les hommes plongèrent le cercueil à l'intérieur du fourgon, il fit un «non» douloureux de la tête…?

Durant les jours qui suivirent l'enterrement tu te transformas pour nous en un être bien particulier. On t'adressait la parole à mi-voix, en évitant ton regard. Quand tu passais près de l'entrée, les babouchkas interrompaient leurs causeries et poussaient un soupir profond en hochant légèrement la tête. Il ne venait plus à l'idée de personne parmi tes compagnons de jeu et de marches de te taquiner en mimant le visage de ton père.

Tu avais été marqué par l'ombre de la mort. Tu savais distinguer les reflets des nuages et le gazouillis des martinets d'avant de ceux d'après. Désormais tu détenais tout un domaine dans le passé de l'univers que nous appelions «notre cour».

Cette attitude toute singulière envers toi aurait duré sans doute beaucoup plus longtemps si une autre mort, bien plus attendue et compréhensible que la disparition de Iacha, n'était survenue quatre semaines plus tard. Celle de mon père.

Tout la rendait prévisible. Son absence pendant ces quatre semaines sur le banc envahi par le jasmin et les dahlias. Les ambulances qui s'étaient arrêtées deux ou trois fois près de notre entrée. Une longue série de chaussures à réparer alignées tout le long du mur de notre chambre. Le silence dans son petit débarras. L'obscurité des rideaux tirés. Les nuits sans sommeil. Son souffle lourd.

Sa mort ne surprit personne. Les babouchkas, ces chroniqueurs de la vie communautaire, interprétaient l'événement avec cette note de fatalisme propre aux contes qui nous offrait à tous une consolation très convaincante:

– Qu'est-ce que vous voulez? Ils étaient, Iacha et lui, comme un seul homme. L'un parti, l'autre ne pouvait plus tarder…

Ce n'est pas, à vrai dire, le jour des funérailles de mon père qui fut le plus triste. Au contraire, ce jour-là, les habitants de nos trois maisons ressentirent sans se l'avouer un douloureux soulagement.

Non, ce fut un soir de mai, au milieu de ces quatre semaines qui séparaient les deux morts. Ma mère, hébétée par les nuits sans sommeil, la tête bourdonnante de fatigue, se pencha par la fenêtre de la cuisine, s'apprêtant probablement à nous appeler pour dîner. Elle vit le jeune feuillage, perçut le mélange sonore des cris et des bruits familiers. La douceur du soir ruisselait, comme avant, dans sa lenteur confiante. Ma mère sourit distraitement et, sans se rendre compte de ce qu'elle faisait, appela:

– Iacha!

Toute la cour se figea dans le silence. Les joueurs de dominos s'immobilisèrent, les mains tenant les plaques suspendues au-dessus de la table. Les babouchkas baissèrent les yeux. Les femmes se redressèrent au-dessus de leurs planches à laver, l'oreille tendue à l'écho de cet appel. Nous arrêtâmes nos courses et nos poursuites à travers la broussaille. Il sembla que même le piaillement des oiseaux s'était tu. Seul, quelque part dans les étages, un tourne-disque coincé sur un sillon usé répétait absurdement: «C'est toi qui as su deviner ma tristesse… C'est toi qui as su deviner…»

Au-dessus du Passage s'édifiaient en silence les colonnes marbrées, les nefs vertigineuses, les châteaux aériens. Et aussi rudes que fussent nos sens d'hommes des cavernes communautaires, ils discernaient l'écho de ce cri qui résonnait déjà dans les enfilades insondables.

Nous étions conscients, toi et moi, d'avoir été unis par ces deux morts. Un lien inavoué et qui dépassait tous ceux de la camaraderie tissés au hasard de nos jeux. Plus qu'une amitié d'enfance, cette expérience commune nous distinguait dans la bande joyeuse de nos compagnons de marches.

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