Quand nous fûmes installés dans les camions, une voix répéta près de l'entrée des maisons:
– Tout le monde est sorti? Il n'y a plus personne? Hou! hou! Personne?
Il n'y eut pas de réponse. Les camions démarrèrent.
On nous emmena à quelques kilomètres de là. Nous descendîmes au milieu d'un champ de colza sans quitter des yeux la tache rosâtre et incertaine que formaient au loin nos trois maisons. Les militaires observaient aussi la tache rose et avec une préoccupation plus enjouée que réelle consultaient leur montre.
Tout le monde dans notre bivouac était sûr que l'explosion se produirait à une heure précise, militaire, à dix heures ou onze heures pile. Cette rigueur nous paraissait tout à fait indispensable pour mieux sentir la gravité du moment.
Cependant, onze heures étaient passées, le soleil devint chaud, mais l'air au-dessus de la tache rose gardait toujours sa limpidité sereine. C'est alors que quelqu'un eut cette illumination: l'explosion se produirait exactement à midi, car c'est à midi que la radio diffuse le journal avec les dernières nouvelles. Le mystère de notre Crevasse y aurait, sans doute, une place d'honneur. Tout le monde fut du même avis, on s'étonnait de ne pas y avoir pensé plus tôt. Bien sûr, ce serait à midi juste.
Iacha, qui commençait à s'ennuyer, décida alors de vérifier la pertinence de cette prévision. Il alla donc se renseigner auprès de l'officier… Iacha n'avait pas pris le chapeau de paille qu'il portait toujours au soleil. Il avait cru que notre expédition prendrait fin rapidement. Sur son crâne il mit un mouchoir, en tordant bien ses coins, et sous le mouchoir il glissa une grande feuille de bardane. C'était mon père qui le lui avait conseillé.
– Je le faisais au front, avait-il expliqué.
– Ah, mais tu as raison, avait dit Iacha en souriant. La feuille se fane et absorbe une partie de la chaleur…
Il se présenta à l'officier avec ce mouchoir sur la tête, non pas comme un évacué mais comme un villégiateur très typique. Au-dessus de son oreille, telle la corne à demi transparente d'un escargot, pointait la tige de la bardane. L'officier le regarda d'un air renfrogné.
– Camarade capitaine, lui demanda Iacha en faisant semblant de confondre la petite étoile sur les épaulettes de l'officier avec l'autre, la grande, si ce n'est pas un secret militaire, l'explosion, c'est pour quand?
L'officier détourna la tête pour ne pas voir la corne d'escargot et répondit entre ses dents:
– Gardez votre calme, citoyen. Pas de questions inutiles. L'heure exacte de l'opération n'est pas à communiquer à tout le monde.
– Dites au moins si c'est pour midi ou pour plus tard, insista Iacha.
– Pour midi? Vous plaisantez? Vous avez vu ce qu'il leur restait encore à…
C'est à ce moment qu'on vit apparaître au-dessus de la tache rose des trois maisons un nuage de poussière et de fumée. Quelques instants plus tard, la terre sous nos pieds frémit et nous entendîmes l'écho de l'explosion.
– Ça a pété plus fort qu'on ne le croyait! s'exclama l'officier, redevenant pour quelques instants un homme normal.
– Surtout ne communiquez pas l'information à tout le monde, camarade sous-lieutenant, dit Iacha en lui jetant un clin d'œil…
Ce n'est que vers le soir qu'on nous ramena à la maison. Un spectacle de désolation s'offrit à nos yeux. Presque toutes les vitres étaient brisées. Le sol était jonché de morceaux de bois, de branchages, de troncs d'arbres arrachés. A l'emplacement de la Crevasse on voyait un cratère deux fois plus large qu'avant d'où pointaient, racines en l'air, quelques jeunes peupliers. Même les grands arbres n'avaient pas été épargnés: feuillage éclairci comme en automne, cimes cassées, branches pendantes.
Et comble d'ironie, la grande coupole à moitié désintégrée était venue se poser sur la table de dominos.
Heureusement que la nuit était chaude. On balaya les éclats de vitres et on se coucha dans les chambres ouvertes sur l'étrange paysage nocturne de la cour ravagée. En cette nuit nous nous sentîmes particulièrement proches de son âme meurtrie.
Le lendemain matin, dimanche, deux nouvelles vinrent souligner le changement de notre vie communautaire. D'abord on apprit que Zakharovna n'avait pas quitté la maison pendant l'explosion. Oui, elle était restée dans l'appartement et, profitant de l'absence des voisins, avait fait ses conserves de tomates.
– Autrement, je n'aurais jamais eu la cuisine à moi seule, expliquait-elle.
L'explosion semblait lui avoir rendu la raison. Elle parlait posément et raconta en détail les préparatifs des sapeurs. Les gens étaient stupéfaits.
– Je vous l'avais bien dit: à quelque chose malheur est bon, plaisantait Iacha.
Mon père l'interpréta à sa manière:
– Elle m'a dit un jour, quand je logeais encore chez elle, avoir vu pendant la guerre tomber une bombe tout près de son isba. Elle l'avait entendue tomber, s'était jetée par terre. Mais il n'y avait pas eu de détonation. Ça arrive. Très rarement, mais ça arrive. Et puis, quelques jours plus tard, elle avait reçu un faire-part du front. Son fils avait sauté sur une mine. Les deux événements avaient dû se mélanger dans son esprit. C'est depuis ce moment qu'elle a commencé à ne plus tourner rond… Maintenant, ça va, on lui a retiré ce clou de la tête…
Notre deuxième surprise fut de découvrir que les abords de l'ancienne Crevasse étaient jonchés d'ossements humains. Le crâne qu'on avait extrait lors de nos fouilles n'était donc pas solitaire…
Les services de nettoyage du soviet devaient arriver seulement le lendemain, lundi. Nous avions toute une journée pour examiner ces vestiges de guerre que l'explosion avait arrachés à la Crevasse.
Nous commençâmes notre exploration avec cette crainte respectueuse qu'inspire la mort. On scrutait silencieusement les orbites vides, on poussait les os brunâtres avec le bout d'une branche. Les mâchoires garnies de dents, les nez nous fascinaient particulièrement.
– Après tout, ce sont peut-être des héros, dis-tu. Ils défendaient Leningrad. Ce sont eux qui ont arrêté Hitler…
Tu t'interrompis brusquement. Juste à nos pieds nous vîmes un casque. Il n'avait pas l'arrondi régulier, un peu naïf, qui caractérisait les casques de nos soldats. Non, celui-ci était doté d'oreillettes destinées à couvrir les tempes du soldat qui le portait. Cette forme anguleuse était pour nous un indice infaillible. Dans tous les films de guerre, sur toutes les images de nos livres d'histoire, ce casque à oreillettes couronnait la silhouette de l'ennemi, de l'Allemand.
– Regardez, encore un! cria quelqu'un en faisant rouler d'un coup de pied un autre casque aux mêmes contours menaçants. Et là, encore!
À ce moment je ramassai au milieu des branches cassées un insigne: un aigle plat, en métal. Toi, tu frottais déjà avec du sable une croix de guerre. C'étaient donc des ossements d'Allemands!
À peine l'eut-on compris, qu'une véritable folie vengeresse s'empara de nous. Les grosses branches, les planches de la coupole détruite furent les instruments de notre fureur. Les ossements craquaient sous les coups, les crânes roulaient comme des balles, volaient en éclats. On les soulevait très haut sur nos bâtons avant de les briser contre les blocs de béton. Nous donnions des coups de talon sur ces nez absents qui, il y a un instant encore, suscitaient chez nous une crainte respectueuse. Nous concassions les orbites noires. Nous lancions à travers la cour les côtes brunâtres, tels des boomerangs polis par le temps. Et chacun essayait de faire mieux que son camarade, de briser avec plus de fracas, d'écraser du premier coup, de crier son dégoût victorieux plus fort que les autres. Nous faisions notre petite guerre. Nous nous rattrapions.
– Arrêtez-vous, fils de chien!
Dans notre orgie destructrice nous n'entendîmes pas d'abord la voix de Iacha. Nous étions groupés sous un arbre. Avec des cris et des encouragements nous hissions l'un des nôtres qui avait eu une idée géniale: planter un crâne sur une branche cassée.