Les deux hommes étaient déjà installés dans une hutte dont le toit épais ressemblait à celui des habitacles des gnomes.
La réprobation, cette fois-ci, fut unanime.
– Il y va fort, lui. Il faudra d'abord la trouver, cette rivière avec tant de joncs.
– Quarante-cinq pour cent, et le reste? Il le laisse pour le dessert, ou quoi?
– Une chaumière comme ça, on mettrait deux jours à la bricoler.
Mais le film se terminait déjà. En guise de conclusion une citation se grava dans un ornement de feuillage:
Nous avons une Patrie à défendre, des hommes pour la défendre, des armes pour la défendre.
I. Staline
Le film datait donc d'avant le dégel…
La dernière phrase, malgré sa fermeté, ne réussit pas à dissiper les doutes provoqués par l'abri en jonc. Les gens se levaient lentement, empoignaient leurs tabourets, les traînaient vers les entrées comme à contrecœur.
– Vous auriez mieux fait de nous apporter un film sur le Karakoum, comme la dernière fois, dit l'une des femmes à l'opérateur qui fermait les portes de son fourgon. Là, au moins, on voyait des chameaux et aussi des gerboises. Ça plaisait aux gosses… Avec toutes vos bombes juste avant d'aller se coucher, ils ne dormiront pas, c'est sûr. Et puis ce jonc, il y avait de quoi rire.
– J'apporte ce qu'on me donne, répliqua l'opérateur. Quant à la bombe, il n'y a qu'un seul moyen fiable en cas d'attaque atomique…
– C'est quoi?
Les spectateurs déposèrent leurs tabourets par terre et se tournèrent vers lui.
– C'est de s'enrouler dans un drap blanc et de ramper en direction du cimetière le plus proche!
Les gens émirent un ricanement indécis, n'étant pas sûrs d'avoir compris.
– Et pourquoi un drap blanc? demanda la femme qui regrettait les gerboises.
– Pour être enterré comme il convient à un honnête homme, dans un linceul!
L'opérateur s'esclaffa, claqua la porte et se hissa dans la cabine. Le fourgon, tanguant sur le sol inégal de la cour, navigua vers le Passage.
– Ça ne fait rien, dit mon père, essayant de calmer les esprits. Maintenant, grâce à Fidel, nous allons leur planter nos fusées juste sous le nez, à ces Amerloques!
– Oui, si leur classe ouvrière n'a pas déjà balancé tout ce bordel impérialiste par-dessus bord, dit Iacha en souriant.
Nous les écoutions avidement. L'île de la Liberté ne ressemblait plus à un petit poisson sans défense. Nous voyions se hérisser sur son dos les épines de nos fusées. Nous étions sûrs que la Floride allait casser son croc jaunâtre sur ces pointes.
– Mais en attendant, me dis-tu très sérieusement, il faudra qu'on essaie quand même cet abri en jonc. Si on en mettait deux mètres, qui sait, ça retiendrait peut-être cent pour cent des radiations?
Ces projets ne se réalisèrent pas. Car quelques jours plus tard on découvrit la Crevasse asséchée. Le film sur la guerre atomique allait démontrer son étrange signification symbolique…
Ce matin-là, c'est à peine si l'on toucha au petit déjeuner. Une seule pensée nous préoccupait: être les premiers à explorer le fond de la Crevasse.
Nous nous retrouvâmes sept ou huit à piétiner son fond glissant et boueux qui faisait sous les semelles de nos sandales le bruit des ventouses qu'on arrache du dos d'un patient.
La fièvre de l'or n'était rien à côté de la fébrilité avec laquelle nous nous acharnions sur les entrailles de ce lieu enfin accessible. Nous y enfoncions des pelles rouillées réquisitionnées parmi les vieilleries des cahutes, nous soulevions les pierres en faisant jouer des leviers. Certains même, poussant des grognements bestiaux, déchiraient cet intérieur brun et vaseux avec les ongles. Elle avait trop longtemps gardé son secret, la Crevasse. Nous voulions le lui arracher de force et tout de suite.
La bousculade au fond du cratère était féroce. Les têtes s'entrechoquaient, les coudes dans leur mouvement frénétique écrasaient les nez, la boue giclait de partout. Mais l'importance des premières trouvailles nous faisait négliger l'inconfort de nos fouilles. Une énorme douille d'obus, un morceau de barbelé entouré de loques de tissu putréfié, un masque à gaz aux verres brisés, un crâne. Des trésors inestimables. Ils semblaient nous entraîner vers une découverte unique, majeure, vers un objet fabuleux qui déjà se réveillait lentement dans la masse d'argile tiède.
La chose ne tarda pas à apparaître. D'abord sous la forme d'un obstacle qui arrêta net nos efforts, puis comme une sorte de flanc métallique, convexe, verdâtre, dont nous dénudions peu à peu la surface lisse. Nous crûmes avoir affaire à un gros tuyau encastré dans l'argile. Nous étions déçus. Retourner tant de terre pour un bout de ferraille comme on en trouvait en abondance dans les terrains vagues?
Soudain, un garçon qui creusait au bout du tuyau émit un sifflement de surprise. On regarda de son côté. Cette partie du tube devenait plus étroite et portait d'étranges ailettes. On l'examina de plus près.
– Mais c'est une bombe! crias-tu. Une bombe d'avion!
On recula d'un pas. Le bout de tuyau absurde s'était transformé tout d'un coup en une grosse bête menaçante qui pointait de la terre son empennage noirci…
Les adultes, sans qu'on les prévienne, commencèrent à se rassembler autour du cratère, comme s'ils avaient eu l'intuition de notre découverte. Nous vîmes dans leur regard immobile qui fixait la bête émergeant de l'argile l'ombre des effrois anciens, des douleurs d'autrefois.
Trois heures après, la Crevasse fut encerclée d'une corde sur laquelle on noua des lambeaux de toile rouge. Aux quatre coins de cette enceinte on installa des pancartes: «Danger». Les sapeurs enlevèrent la broussaille autour du cratère et s'adonnèrent à leur sortilège.
Des minutes s'écoulèrent, inhabituellement lentes et silencieuses. On fit rentrer les enfants, on barra le Passage avec un camion. Il était étrange de voir de la fenêtre la table de dominos inoccupée, la balançoire sans mouvement, les bancs des babouchkas vides. Les adultes qui se croisaient dans l'appartement parlaient à voix basse.
Enfin, à travers les fenêtres et les portes fermées une rumeur transpira. La bombe était encaissée entre deux blocs de béton. On ne pourrait donc ni la neutraliser sur place, ni l'extraire pour la transporter ailleurs…
Les gens hésitaient à évoquer la troisième hypothèse. Ce fut Iacha qui, arborant un air d'épouvante comique, osa:
– S'ils la font sauter dans la cour, nous risquons tous d'obtenir de nouveaux appartements. Individuels! A quelque chose malheur est bon, pas vrai?
Dans la cour on vit apparaître quelques gradés à qui l'un des sapeurs servait visiblement de guide. Ils inspectèrent la Crevasse, regardèrent les fenêtres de nos trois maisons en hochant la tête et en échangeant des regards lourds de signification. Deux soldats déroulèrent un décamètre entre le bord de la Crevasse et le mur le plus proche.
Le lendemain matin, aucun doute ne fut plus permis. Nous fûmes réveillés par le tambourinement uni des marteaux. Le nez contre la vitre, nous vîmes la Crevasse écrasée par une dalle en béton. Autour de ses bords les soldats montaient sur une ample carcasse une espèce de coupole en grosses planches de pin.
– C'est contre les éclats, expliqua mon père d'une voix grave.
C'était donc la troisième hypothèse qui avait été retenue.
L'essentiel se déroula le samedi. Les habitants des trois maisons sortirent dans la cour en bon ordre et se dirigèrent vers les camions militaires qui les attendaient dans le Passage. On aurait dit que nous imitions une évacuation en temps de guerre. Les femmes portaient des petits sacs – un casse-croûte pour toute la famille. Les hommes soutenaient les babouchkas les plus décrépites. Les enfants, à qui les parents avaient mis, on ne savait pourquoi, des vêtements chauds, fronçaient les sourcils, heureux de paraître adultes. Oui, c'était une véritable évacuation.