– Monsieur, reprit le propriétaire, j'aime à croire que vous avez des meubles plus sérieux que ceux-ci…
– Comment, du boule tout pur!
– Vous comprenez qu'il me faut des garanties pour mes loyers.
– Fichtre! Un palais ne vous suffit pas pour répondre du loyer d'une mansarde?
– Non, monsieur, je veux des meubles, des vrais meubles en acajou!
– Hélas, monsieur, ni l'or ni l'acajou ne nous rendent heureux, a dit un ancien. Et puis, moi, je ne peux pas le souffrir, c'est un bois trop bête, tout le monde en a.
– Mais enfin, monsieur, vous avez bien un mobilier, quel qu'il soit?
– Non, ça prend trop de place dans les appartements, dès qu'on a des chaises on ne sait plus où s'asseoir.
– Mais cependant vous avez un lit! Sur quoi reposez-vous?
– Je me repose sur la Providence, monsieur!
– Pardon, encore une question, dit M. Bernard, votre profession, s'il vous plaît.
En ce moment même le commissionnaire du jeune homme, arrivant de son second voyage, entrait dans la cour. Parmi les objets dont étaient chargés ses crochets, on remarquait un chevalet.
– Ah! Monsieur, s'écria le père Durand avec terreur; et il montrait le chevalet au propriétaire. C'est un peintre!
– Un artiste, j'en étais sûr! Exclama à son tour M. Bernard, et les cheveux de sa perruque se dressèrent d'effroi; un peintre!!! Mais vous n'avez donc pas pris d'information sur monsieur? reprit-il en s'adressant au portier. Vous ne saviez donc pas ce qu'il faisait?
– Dame, répondit le pauvre homme, il m'avait donné cinque francs de dernier à Dieu; est-ce que je pouvais me douter…
– Quand vous aurez fini, demanda à son tour le jeune homme.
– Monsieur, reprit M. Bernard en chaussant ses lunettes d'aplomb sur son nez, puisque vous n'avez pas de meubles, vous ne pouvez pas emménager. La loi autorise à refuser un locataire qui n'apporte pas de garantie.
– Et ma parole, donc? fit l'artiste avec dignité.
– Ça ne vaut pas des meubles… vous pouvez chercher un logement ailleurs. Durand va vous rendre votre denier à Dieu.
– Hein? fit le portier avec stupeur, je l'ai mis à la caisse d'épargne.
– Mais, monsieur, reprit le jeune homme, je ne puis pas trouver un autre logement à la minute. Donnez-moi au moins l'hospitalité pour un jour.
– Allez loger à l'hôtel, répondit M. Bernard. À propos, ajouta-t-il vivement en faisant une réflexion subite, si vous le voulez, je vous louerai en garni la chambre que vous deviez occuper, et où se trouvent les meubles de mon locataire insolvable. Seulement vous savez que dans ce genre de location le loyer se paye d'avance.
Il s'agirait de savoir ce que vous allez me demander pour ce bouge? dit l'artiste forcé d'en passer par là.
– Mais le logement est très-convenable, le loyer sera de vingt-cinq francs par mois, en faveur des circonstances. On paye d'avance.
– Vous l'avez déjà dit; cette phrase-là ne mérite pas les honneurs du bis, fit le jeune homme en fouillant dans sa poche. Avez-vous la monnaie de cinq cents francs?
– Hein? demanda le propriétaire stupéfait, vous dites?…
– Eh bien, la moitié de mille, quoi! Est-ce que vous n'en avez jamais vu? ajouta l'artiste en faisant passer le billet devant les yeux du propriétaire et du portier, qui, à cette vue, parurent perdre l'équilibre.
Je vais vous faire rendre, reprit M. Bernard respectueusement: ce ne sera que vingt francs à prendre, puisque Durand vous rendra le denier à Dieu.
– Je le lui laisse, dit l'artiste, à la condition qu'il viendra tous les matins me dire le jour et la date du mois, le quartier de la lune, le temps qu'il fera et la forme du gouvernement sous laquelle nous vivrons.
– Ah! Monsieur, s'écria le père Durand en décrivant une courbe de quatre-vingt-dix degrés.
– C'est bon, brave homme, vous me servirez d'almanach. En attendant vous allez aider mon commissionnaire à m'emménager.
– Monsieur, dit le propriétaire, je vais vous envoyer votre quittance.
Le soir même, le nouveau locataire de M. Bernard, le peintre Marcel, était installé dans le logement du fugitif Schaunard transformé en palais.
Pendant ce temps-là, ledit Schaunard battait dans Paris ce qu'on appelle le rappel de la monnaie.
Schaunard avait élevé l'emprunt à la hauteur d'un art. Prévoyant le cas où il aurait à opprimer des étrangers, il avait appris la manière d'emprunter cinq francs dans toutes les langues du globe. Il avait étudié à fond le répertoire des ruses que le métal emploie pour échapper à ceux qui le pourchassent; et, mieux qu'un pilote ne connaît les heures de marée, il savait les époques où les eaux étaient basses ou hautes, c'est-à-dire les jours où ses amis et connaissances avaient l'habitude de recevoir de l'argent. Aussi, il y avait une telle maison où en le voyant entrer le matin on ne disait pas: voilà M. Schaunard; mais bien: voilà le premier ou le quinze du mois. Pour faciliter et égaliser en même temps cette espèce de dîme qu'il allait prélever, lorsque la nécessité l'y forçait, sur les gens qui avaient le moyen de la lui payer, Schaunard avait dressé par ordre de quartiers et d'arrondissements un tableau alphabétique où se trouvaient les noms de tous ses amis et connaissances. En regard de chaque nom étaient inscrits le maximum de la somme qu'il pouvait leur emprunter relativement à leur état de fortune, les époques où ils étaient en fonds, et l'heure des repas avec le menu ordinaire de la maison. Outre ce tableau, Schaunard avait encore une petite tenue de livres parfaitement en ordre et sur laquelle il tenait état des sommes qui lui étaient prêtées jusqu'aux plus minimes fractions, car il ne voulait pas se grever au delà d'un certain chiffre qui était encore au bout de la plume d'un oncle normand dont il devait hériter. Dès qu'il devait vingt francs à un individu, Schaunard arrêtait son compte, et le soldait intégralement d'un seul coup, dût-il, pour s'acquitter, emprunter à ceux auxquels il devait moins. De cette manière il entretenait toujours sur la place un certain crédit qu'il appelait sa dette flottante; et comme on savait qu'il avait l'habitude de rendre dès que ses ressources personnelles le lui permettaient, on l'obligeait volontiers quand on le pouvait.
Or, depuis onze heures du matin qu'il était parti de chez lui pour tâcher de grouper les soixante-quinze francs nécessaires, il n'avait encore réuni qu'un petit écu, dû à la collaboration des lettres m v et r de sa fameuse liste: tout le reste de l'alphabet, ayant comme lui un terme à payer, l'avait renvoyé des fins de sa demande.
À six heures, un appétit violent sonna la cloche du dîner dans son estomac; il était alors à la barrière du Maine, où demeurait la lettre u. Schaunard monta chez la lettre u, où il avait son rond de serviette, quand il y avait des serviettes.
– Où allez-vous, monsieur? Lui dit le portier en l'arrêtant au passage.
– Chez M. U… répondit l'artiste.
– Il n'y est pas.
– Et madame?
– Elle n'y est pas non plus: ils m'ont chargé de dire à un de leurs amis qui devait venir chez eux ce soir qu'ils étaient allés dîner en ville: au fait, dit le portier, si c'est vous qu'ils attendaient, voici l'adresse qu'ils ont laissée, et il tendit à Schaunard un bout de papier sur lequel son ami U… avait écrit:
«Nous sommes allés dîner chez Schaunard, rue… numéro…; viens nous retrouver.»
– Très-bien, dit celui-ci en s'en allant, quand le hasard s'en mêle, il fait de singuliers vaudevilles.
Schaunard se ressouvint alors qu'il se trouvait à deux pas d'un petit bouchon où deux ou trois fois il s'était nourri pour pas bien cher, et se dirigea vers cet établissement, situé Chaussée du Maine, et connu dans la basse bohème sous le nom de la Mère Cadet. C'est un cabaret mangeant dont la clientèle ordinaire se compose des rouliers de la route d'Orléans, des cantatrices de Montparnasse et des jeunes premiers de bobino. Dans la belle saison les rapins des nombreux ateliers qui avoisinent le Luxembourg, les hommes de lettres inédits, les folliculaires des gazettes mystérieuses, viennent en chœur dîner chez la Mère Cadet, célèbre par ses gibelottes, sa choucroûte authentique, et un petit vin blanc qui sent la pierre à fusil.