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– Eh bien, monsieur, lui dit-elle, puisque ce pauvre coco vous ennuie, je le mettrai sur le derrière; de cette façon, vous ne pourrez plus l'entendre.

L'anglais se borna à faire un geste de satisfaction.

– Cependant, ajouta-t-il en montrant ses bottes, je aurais beaucoup préféré…

– Soyez sans crainte, fit Dolorès; à l'endroit où je le mettrai, il lui sera impossible de troubler milord.

– Oh! Je étais pas milord… je étais seulement esquire.

Mais au moment même où M. Birn'n se disposait à se retirer après l'avoir saluée avec une inclinaison très-modeste, Dolorès, qui ne négligeait en aucune occasion ses intérêts, prit un petit paquet déposé sur un guéridon, et dit à l'Anglais:

– Monsieur, on donne ce soir, au théâtre de… une représentation à mon bénéfice, et je dois jouer dans trois pièces. Voudriez-vous me permettre de vous offrir quelques coupons de loges? Le prix des places n'a été que peu augmenté.

Et elle mit une dizaine de loges entre les mains de l'insulaire.

– Après m'être montrée aussi prompte à lui être agréable, pensait-elle intérieurement, s'il est un homme bien élevé, il est impossible qu'il me refuse; et, s'il me voit jouer, avec mon costume rose, qui sait? Entre voisins! Le diamant qu'il porte au doigt est l'avant-garde d'un million. Ma foi, il est bien laid, il est bien triste, mais ça me fournira une occasion d'aller à Londres sans avoir le mal de mer.

L'anglais, après avoir pris les billets, se fit expliquer une seconde fois l'usage auquel ils étaient destinés, puis il demanda le prix…

– Les loges sont à soixante francs, et il y en a dix… Mais cela n'est pas pressé, ajouta Dolorès en voyant l'Anglais qui se disposait à prendre son portefeuille; j'espère qu'en qualité de voisin vous voudrez bien de temps en temps me faire l'honneur d'une petite visite.

M. Birn'n répondit:

– Je n'aimai point à faire les affaires à terme; et, ayant tiré un billet de mille francs, il le mit sur la table, et glissa les coupons de loges dans sa poche.

– Je vais vous rendre, fit Dolorès en ouvrant un petit meuble où elle serrait son argent.

– Oh! Non, dit l'Anglais, ce était pour boire; et il sortit en laissant Dolorès foudroyée par ce mot.

– Pour boire! s'écria-t-elle en se trouvant seule. Quel butor! Je vais lui renvoyer son argent.

Mais cette grossièreté de son voisin avait seulement irrité l'épiderme de son amour-propre; la réflexion le calma; elle pensa que vingt louis de boni faisaient après tout un joli banco, et qu'elle avait jadis supporté des impertinences à meilleur marché.

– Ah bah! Se dit-elle, faut pas être si fière. Personne ne m'a vue, et c'est aujourd'hui le mois de ma blanchisseuse. Après ça, cet anglais manie si mal la langue, qu'il a cru peut-être me faire un compliment.

Et Dolorès empocha gaiement ses vingt louis.

Mais le soir, après le spectacle, elle rentra chez elle furieuse. M. Birn'n n'avait point fait usage des billets, et les dix loges étaient restées vides.

Aussi, en entrant en scène à minuit et demi, l'infortunée bénéficiaire lisait-elle, sur le visage de ses amies de coulisse, la joie que celles-ci éprouvaient en voyant la salle si pauvrement garnie.

Elle entendit même une actrice de ses amies dire à une autre, en montrant les belles loges du théâtre inoccupées:

– Cette pauvre Dolorès n'a fait qu'une avant-scène.

– Les loges sont à peine garnies.

– L'orchestre est vide.

– Parbleu! Quand on voit son nom sur l'affiche, cela produit, dans la salle, l'effet d'une machine pneumatique.

– Aussi, quelle idée d'augmenter le prix des places!

– Un beau bénéfice. Je parierais que la recette tient dans une tirelire ou dans le fond d'un bas.

– Ah! Voilà son fameux costume à coques de velours rouge…

– Elle a l'air d'un buisson d'écrevisses.

– Combien as-tu fait à ton dernier bénéfice? demanda l'une des actrices à sa compagne.

– Comble, ma chère, et c'était jour de première; les tabourets valaient un louis. Mais je n'ai touché que six francs: ma marchande de modes a pris le reste. Si je n'avais pas si peur des engelures, j'irais à Saint-Pétersbourg.

– Comment! tu n'as pas encore trente ans, et tu songes déjà à faire ta Russie?

– Que veux-tu! fit l'autre; et elle ajouta: et toi, est-ce bientôt ton bénéf?

– Dans quinze jours. J'ai déjà mille écus de coupons de pris, sans compter mes saint-cyriens.

– Tiens! Tout l'orchestre s'en va.

– C'est Dolorès qui chante.

En effet, Dolorès, pourprée comme son costume, cadençait son couplet au verjus. Comme elle l'achevait à grand'peine, deux bouquets tombaient à ses pieds, lancés par la main des deux actrices ses bonnes amies, qui s'avancèrent sur le bord de leur baignoire, en criant:

– Bravo, Dolorès!

On s'imagina facilement la fureur de celle-ci. Aussi, en rentrant chez elle, bien qu'on fût au milieu de la nuit, elle ouvrit la fenêtre et réveilla Coco, qui réveilla l'honnête M. Birn'n, endormi sous la foi de la parole donnée.

– À compter de ce jour, la guerre avait été déclarée entre l'actrice et l'Anglais: guerre à outrance, sans repos ni trêve, dans laquelle les adversaires engagés ne reculeraient devant aucuns frais. Le perroquet, éduqué en conséquence, avait approfondi l'étude de la langue d'Albion, et proférait toute la journée des injures contre son voisin, dans son fausset le plus aigu. C'était, en vérité, quelque chose d'intolérable. Dolorès en souffrait elle-même, mais elle espérait que, d'un jour à l'autre, M. Birn'n donnerait congé: c'était là où elle plaçait son amour-propre. L'insulaire, de son côté, avait inventé toutes sortes de magies pour se venger. Il avait d'abord fondé une école de tambours dans son salon; mais le commissaire de police était intervenu. M. Birn'n, de plus en plus ingénieux, avait alors établi un tir au pistolet; ses domestiques criblaient cinquante cartons par jour. Le commissaire intervint encore, et lui fit exhiber un article du code municipal qui interdit l'usage des armes à feu dans les maisons. M. Birn'n cessa le feu. Mais huit jours après, Mademoiselle Dolorès s'aperçut qu'il pleuvait dans ses appartements. Le propriétaire vint rendre visite à M. Birn'n, qu'il trouva en train de prendre les bains de mer dans son salon. En effet, cette pièce, fort grande, avait été revêtue sur tous les murs de feuilles de métal; toutes les portes avaient été condamnées; et, dans ce bassin improvisé, on avait mêlé dans une centaine de voies d'eau une cinquantaine de quintaux de sel. C'était une véritable réduction de l'océan. Rien n'y manquait, pas même les poissons. On y descendait par une ouverture pratiquée dans le panneau supérieur de la porte du milieu, et M. Birn'n s'y baignait quotidiennement. Au bout de quelque temps, on sentait la marée dans le quartier, et Mademoiselle Dolorès avait un demi-pouce d'eau dans sa chambre à coucher.

Le propriétaire devint furieux, et menaça M. Birn'n de lui faire un procès en dédommagement des dégâts causés dans son immeuble.

– Est-ce que je avais pas le droit, demanda l'Anglais, de me baigner chez moi?

– Non, monsieur.

– Si je avais pas le droit, c'est bien, dit l'Anglais plein de respect pour la loi du pays où il vivait. C'est dommage, je amusais beaucoup moi.

Et le soir même il donna des ordres pour qu'on fît écouler son océan. Il n'était que temps: il y avait déjà un banc d'huîtres sur le parquet.

Cependant M. Birn'n n'avait pas renoncé à la lutte, et cherchait un moyen légal de continuer cette guerre singulière, qui faisait les délices de tout Paris oisif; car l'aventure avait été répandue dans les foyers de théâtre et autres lieux de publicité. Aussi Dolorès tenait-elle à honneur de sortir triomphante de cette lutte, à propos de laquelle des paris étaient engagés.

Ce fut alors que M. Birn'n avait imaginé le piano. Et ce n'était point si mal imaginé: le plus désagréable des instruments était de force à lutter contre le plus désagréable des volatiles. Aussi, dès que cette bonne idée lui était venue, s'était-il dépêché de la mettre à exécution. Il avait loué un piano, et il avait demandé un pianiste. Le pianiste, on se le rappelle, était notre ami Schaunard. L'anglais lui raconta familièrement ses doléances à cause du perroquet de la voisine, et tout ce qu'il avait fait déjà pour tâcher d'amener l'actrice à composition.

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