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Quelques pages copiées dans le brouillard de sa tenue de livres pourront, mieux que toutes les explications les plus détaillées, donner une idée de l'universalité de son commerce.

20 mars 184…

– Vendu à M. L, antiquaire, le compas dont Archimède s'est servi pendant le siége de Syracuse, 75 fr.

– Acheté à M. V, journaliste, les œuvres complètes, non coupées, de M, membre de l'académie, 10 fr.

– Vendu au même un article de critique sur les œuvres complètes de M***, membre de l'académie, 30 fr.

– Vendu à M***, membre de l'académie, un feuilleton de douze colonnes sur ses œuvres complètes, 250 fr.

– Acheté à M. R, homme de lettres, une appréciation critique sur les œuvres complètes de M***, de l'Académie Française, 10 fr; plus 50 livres de charbon de terre et 2 kilog. de café.

– Vendu à M*** un vase en porcelaine ayant appartenu à Madame du Barry, 18 fr.

– Acheté à la petite D… ses cheveux, 15 fr.

– Acheté à M. B… un lot d'articles de mœurs et les trois dernières fautes d'orthographe faites par m le préfet de la Seine, 6 fr; plus une paire de souliers napolitains.

– Vendu à Mademoiselle O… une chevelure blonde, 120 fr.

– Acheté à M. M…, peintre d'histoire, une série de dessins gais, 25 fr.

– Indiqué à M. Ferdinand l'heure à laquelle Madame la Baronne R… De P… va à la messe.-Au même, loué pour une journée le petit entre-sol du faubourg Montmartre, le tout 30 fr.

– Vendu à M. Isidore son portrait en Apollon, 30 fr.

– Vendu à Mademoiselle R… une paire de homards et six paires de gants, 36 fr (reçu 2 fr 75 c).

– À la même, procuré un crédit de six mois chez Madame***, modiste. (Prix à débattre.)

– Procuré à Madame***, modiste, la clientèle de Mademoiselle R… (Reçu pour ce, trois mètres de velours et six aunes de dentelle.)

– Acheté à M. R…, homme de lettres, une créance de 120 fr sur le journal***, actuellement en liquidation, 5 fr; plus deux livres de tabac de Moravie.

– Vendu à M. Ferdinand deux lettres d'amour, 12 fr.

– Acheté à M. J…, peintre, le portrait de M. Isidore en Apollon, 6 fr.

– Acheté à M*** 75 kilog. de son ouvrage, intitulé: des Révolutions sous-marines, 15 fr.

– Loué à Madame la Comtesse de G… un service de Saxe, 20 fr.

– Acheté à M***, journaliste, 52 lignes dans son Courrier de Paris, 100 fr; plus une garniture de cheminée.

– Vendu à MM. O… et Cie 52 lignes dans le Courrier de Paris de M***, 300 fr; plus deux garnitures de cheminée.

– À Mademoiselle S… G…, loué un lit et un coupé pour un jour (néant). (Voir le compte de Mademoiselle S G…, grand-livre, folios 26 et 27.)

– Acheté à M. Gustave C…, un mémoire sur l'industrie linière, 50 fr; plus une édition rare des œuvres de Flavius Josèphe.

– À Mademoiselle S… G… vendu un mobilier moderne 5, 000 fr.

– Pour la même, payé une note chez le pharmacien, 75 fr.

– Id. Payé une note chez la crémière, 3 fr 85.

Etc, etc, etc.

On voit, par ces citations, sur quelle immense échelle s'étendaient les opérations du juif Médicis, qui, malgré les notes un peu illicites de son commerce infiniment éclectique, n'avait jamais été inquiété par personne.

En entrant chez les bohèmes avec cet air intelligent qui le distinguait, le juif avait deviné qu'il arrivait à un moment propice. En effet, les quatre amis se trouvaient en ce moment réunis en conseil, et, sous la présidence d'un appétit féroce, dissertaient la grave question du pain et de la viande. C'était un dimanche! De la fin du mois. Jour fatal et quantième sinistre.

L'entrée de Médicis fut donc acclamée par un joyeux chorus; car on savait que le juif était trop avare de son temps pour le dépenser en visites de politesse; aussi sa présence annonçait-elle toujours une affaire à traiter.

– Bonsoir, messieurs, dit le juif, comment vous va?

– Colline, dit Rodolphe couché sur son lit et engourdi dans les douceurs de la ligne horizontale, exerce les devoirs de l'hospitalité, offre une chaise à notre hôte: un hôte est sacré. Je vous salue en Abraham, ajouta le poëte.

Colline alla prendre un fauteuil qui avait l'élasticité du bronze, et l'avança près du juif en lui disant avec une voix hospitalière:

– Supposez un instant que vous êtes Cinna, et prenez ce siége.

Médicis se laissa tomber dans le fauteuil, et allait se plaindre de sa dureté, lorsqu'il se ressouvint que lui-même l'avait jadis changé avec Colline contre une profession de foi vendue à un député qui n'avait pas la corde de l'improvisation. En s'asseyant, les poches du juif résonnèrent d'un bruit argentin, et cette mélodieuse symphonie jeta les quatre bohèmes dans une rêverie pleine de douceurs.

– Voyons la chanson maintenant, dit Rodolphe tout bas à Marcel, l'accompagnement paraît joli.

– Monsieur Marcel, fit Médicis, je viens simplement faire votre fortune. C'est-à-dire que je viens vous offrir une occasion superbe d'entrer dans le monde artistique. L'art, voyez-vous bien, Monsieur Marcel, est un chemin aride dont la gloire est l'oasis.

– Père Médicis, dit Marcel sur les charbons de l'impatience, au nom de 50 pour cent, votre patron vénéré, soyez bref.

– Oui, dit Colline, bref ainsi que le roi Pépin, qui était un sire concis comme vous: car vous devez l'être, circoncis, fils de Jacob!

– Ouh! Ouh! Ouh! firent les bohèmes en regardant si le plancher ne s'entr'ouvrait pas pour engloutir le philosophe.

Mais Colline ne fut pas encore englouti cette fois.

– Voici l'affaire, reprit Médicis. Un riche amateur qui monte une galerie destinée à faire le tour de l'Europe m'a chargé de lui procurer une série d'œuvres remarquables. Je viens vous offrir vos entrées dans ce musée. En un mot, je viens pour vous acheter votre Passage de la mer Rouge.

– Comptant? fit Marcel.

– Comptant, répondit le juif en faisant jouer l'orchestre de ses goussets.

– L'es-tu content? dit Colline.

– Décidément, fit Rodolphe furieux, il faudra se procurer une poire d'angoisse pour fermer le soupirail à sottises de ce gueux-là. Brigand, ne vois-tu pas qu'il cause d'écus? Il n'y a donc rien de sacré pour toi, athée?

Colline monta sur un meuble, et prit la pose d'Harpocrate, dieu du silence.

– Continuez, Médicis, dit Marcel en montrant son tableau. Je veux vous laisser l'honneur de fixer vous-même le prix de cette œuvre qui n'en a pas. Le juif posa sur la table 50 écus en bel argent neuf.

– Après? dit Marcel, c'est l'avant-garde.

– Monsieur Marcel, dit Médicis, vous savez bien que mon premier mot est toujours mon dernier. Je n'ajouterai rien; réfléchissez: 50 écus, cela fait 150 francs. C'est une somme, ça!

– Une faible somme, reprit l'artiste; rien que dans la robe de mon Pharaon, il y a pour 50 écus de cobalt. Payez-moi au moins la façon, égalisez les piles, arrondissez le chiffre, et je vous appellerai Léon X, Léon X bis.

– Voici mon dernier mot, reprit Médicis: je n'ajoute pas un sou de plus; mais j'offre à dîner à tout le monde, vins variés à discrétion, et au dessert je paye en or.

– Personne ne dit mot? Hurla Colline en frappant trois coups de poing sur la table. Adjugé.

– Allons, dit Marcel, convenu.

– Je ferai prendre le tableau demain, fit le juif. Partons, messieurs, le couvert est mis.

Les quatre amis descendirent l'escalier en chantant le chœur des Huguenots: À table, à table!

Médicis traita les bohèmes d'une façon tout à fait magnifique. Il leur offrit une foule de choses qui jusques-là étaient restées pour eux complétement inédites. Ce fut à compter de ce dîner que le homard cessa d'être un mythe pour Schaunard, et il contracta dès lors pour cet amphibie une passion qui devait aller jusqu'au délire.

Les quatre amis sortirent de ce splendide festin ivres comme un jour de vendange. Cette ivresse faillit même avoir des suites déplorables pour Marcel qui, en passant devant la boutique de son tailleur, à deux heures du matin, voulait absolument éveiller son créancier pour lui donner en à-compte les 150 francs qu'il venait de recevoir. Une lueur de raison qui veillait encore dans l'esprit de Colline retint l'artiste au bord de ce précipice.

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