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– Et ceci, reprit Colline en montrant les bottines, est-ce aussi à M. Rodolphe?

– C'est à sa dame, dit le portier.

– À sa dame! Exclama Colline stupéfait! Ah! Le voluptueux! Voilà pourquoi il ne veut pas ouvrir.

– Dame! dit le portier, il est libre, ce jeune homme; si monsieur veut me dire son nom, j'en ferai part à M. Rodolphe.

– Non, dit Colline, maintenant que je sais où le trouver, je reviendrai; et il alla sur-le-champ annoncer les grandes nouvelles aux amis.

Les bottes vernies de Rodolphe furent généralement traitées de fables, dues à la richesse d'imagination de Colline, et on déclara à l'unanimité que sa maîtresse était un paradoxe.

Ce paradoxe était pourtant une vérité; car, le soir même, Marcel reçut une lettre collective pour tous les amis. Cette lettre était ainsi conçue:

«Monsieur et Madame Rodolphe, hommes de lettres, vous prient de leur faire l'honneur de venir dîner chez eux demain soir, à cinq heures précises.»

N.-B. Il y aura des assiettes.

– Messieurs, dit Marcel en allant communiquer la lettre à ses camarades, la nouvelle se confirme; Rodolphe a vraiment une maîtresse; de plus il nous invite à dîner, et, continua Marcel, le post-scriptum promet de la vaisselle. Je ne vous cache pas que ce paragraphe me paraît une exagération lyrique; cependant il faudra voir.

Le lendemain, à l'heure indiquée, Marcel, Gustave Colline et Alexandre Schaunard, affamés comme le dernier jour du carême, se rendirent chez Rodolphe, qu'ils trouvèrent en train de jouer avec un chat écarlate, tandis qu'une jeune femme disposait le couvert.

– Messieurs, dit Rodolphe en serrant la main à ses amis et en leur désignant la jeune femme, permettez-moi de vous présenter la maîtresse de céans.

– C'est toi qui es céans, n'est-ce pas? dit Colline, qui avait la lèpre de ce genre de bons mots.

– Mimi, répondit Rodolphe, je te présente mes meilleurs amis, et maintenant va tremper la soupe.

– Oh! Madame, fit Alexandre Schaunard en se précipitant vers Mimi, vous êtes fraîche comme une fleur sauvage.

Après s'être convaincu qu'il y avait en réalité des assiettes sur la table, Schaunard s'informa de ce qu'on allait manger. Il poussa même la curiosité jusqu'à soulever le couvercle des casseroles ou cuisait le dîner. La présence d'un homard lui causa une vive impression.

Quant à Colline, il avait tiré Rodolphe à part pour lui demander des nouvelles de son article philosophique.

– Mon cher, il est à l'imprimerie. Le Castor paraît jeudi prochain.

Nous renonçons à peindre la joie du philosophe.

– Messieurs, dit Rodolphe à ses amis, je vous demande pardon si je suis resté si longtemps sans vous donner de mes nouvelles, mais j'étais dans ma lune de miel. Et il raconta l'histoire de son mariage avec cette charmante créature qui lui avait apporté en dot ses dix-huit ans et six mois, deux tasses en porcelaine et un chat rouge qui s'appelait Mimi comme elle.

– Allons, messieurs, dit Rodolphe, nous allons pendre la crémaillère de mon ménage. Je vous préviens, au reste, que nous allons faire un repas de bourgeois; les truffes seront remplacées par la plus franche cordialité.

En effet, cette aimable déesse ne cessa point de régner parmi les convives, qui trouvaient cependant que ce repas, soi-disant frugal, ne manquait pas d'une certaine tournure. Rodolphe, en effet, s'était mis en frais. Colline faisait remarquer qu'on changeait d'assiettes, et déclara à haute voix que Mademoiselle Mimi était digne de l'écharpe azurée dont on décore les impératrices du fourneau, phrase qui était complétement sanscrite pour la jeune fille, et que Rodolphe traduisait en lui disant: «qu'elle ferait un excellent cordon bleu.»

L'entrée en scène du homard causa une admiration générale. Sous le prétexte qu'il avait étudié l'histoire naturelle, Schaunard demanda à le partager lui-même; il profita même de la circonstance pour casser un couteau et pour s'adjuger la plus grosse part, ce qui excita l'indignation générale. Mais Schaunard n'avait point d'amour-propre, en matière de homard surtout; et comme il en restait encore une portion, il eut l'audace de la mettre de côté, disant qu'elle lui servirait de modèle pour un tableau de nature morte qu'il avait en train.

L'indulgente amitié eut l'air de croire à ce mensonge, fils d'une gourmandise immodérée.

Quant à Colline, il réservait ses sympathies pour le dessert, et s'obstina même cruellement à ne point échanger sa part de gâteau au rhum contre une entrée à l'orangerie de Versailles que lui proposait Schaunard.

En ce moment, la conversation commença à s'animer. Aux trois bouteilles de cachet rouge succédèrent trois bouteilles de cachet vert, au milieu desquelles on vit bientôt apparaître un flacon qu'à son goulot surmonté d'un casque argenté on reconnut pour faire partie du régiment de Royal-Champenois, un champagne de fantaisie récolté dans les vignobles de Saint-Ouen, et vendu à Paris deux francs la bouteille, pour cause de liquidation, à ce que prétendait le marchand.

Mais ce n'est pas le pays qui fait le vin, et nos bohèmes acceptèrent comme de l'aï authentique la liqueur qu'on leur servit dans des verres ad hoc; et malgré le peu de vivacité que le bouchon mit à s'évader de sa prison, ils s'extasièrent sur l'excellence du crû en voyant la quantité de mousse. Schaunard employa ce qui lui restait de sang-froid à se tromper de verre et à prendre celui de Colline, lequel trempait gravement son biscuit dans le moutardier, en expliquant à Mademoiselle Mimi l'article philosophique qui devait paraître dans le Castor; puis tout à coup il devint pâle et demanda la permission d'aller à la fenêtre pour voir le soleil couchant, bien qu'il fût dix heures du soir et que le soleil fût couché et endormi depuis longtemps.

– C'est bien malheureux que le champagne ne soit pas frappé, dit Schaunard en essayant encore de substituer son verre vide au verre plein de son voisin, tentative qui n'eut point de succès.

– Madame, disait à Mimi Colline, qui avait cessé de prendre l'air, on frappe le champagne avec la glace, la glace est formée par la condensation de l'eau, aqua en latin. L'eau gèle à deux degrés, et il y a quatre saisons, l'été, l'automne et l'hiver; c'est ce qui a causé la retraite de Russie; Rodolphe, donne-moi un hémistiche de champagne.

– Qu'est-ce qu'il dit donc, ton ami? demanda Mimi, qui ne comprenait pas, à Rodolphe.

– C'est un mot, répondit celui-ci; Colline veut dire un demi-verre.

Tout à coup Colline frappa brusquement sur l'épaule de Rodolphe, et lui dit d'une voix embarrassée qui semblait mettre des syllabes en pâte:

– C'est demain jeudi, n'est-ce pas?

– Non, répondit Rodolphe, c'est demain dimanche.

– Non, jeudi.

– Non, encore une fois, c'est demain dimanche.

– Ah! Dimanche, fit Colline en dodelinant de la tête, plus souvent, c'est demain jeu… di…

Et il s'endormit en allant mouler sa figure dans le fromage à la crème qui était sur son assiette.

– Qu'est-ce qu'il chante donc avec son jeudi? fit Marcel.

– Ah! J'y suis maintenant, dit Rodolphe qui commençait à comprendre l'insistance du philosophe, tourmenté par son idée fixe; c'est à cause de son article du Castor… tenez, il en rêve tout haut.

– Bon! dit Schaunard, il n'aura pas de café, n'est-ce pas, madame?

– À propos, dit Rodolphe, sers-nous donc le café, Mimi.

Celle-ci allait se lever, quand Colline, qui avait retrouvé un peu de sang-froid, la retint par la taille et lui dit confidentiellement à l'oreille:

– Madame, le café est originaire de l'Arabie, où il fut découvert par une chèvre. L'usage en passa en Europe. Voltaire en prenait soixante-douze tasses par jour. Moi, je l'aime sans sucre, mais je le prends très-chaud.

– Dieu! Comme ce monsieur est savant! Pensait Mimi en apportant le café et les pipes.

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